Dans le Dictionnaire amoureux du judaïsme de Jacques Attali, celui-ci propose une interprétation originale du mythe d'Adam et Eve.
Habituellement, on considère que c'est un mythe misogyne, car il attribue à Eve la responsabilité du péché originel. Par gourmandise et par curiosité (deux défauts bien connus des femmes), elle cède à la proposition du serpent, croque le fruit défendu et en fait goûter à Adam. Mais on peut voir dans ce « péché » le choix de la liberté et de la connaissance plutôt que le bonheur éternel dans l'ignorance.
(Cela fait penser à l'idée qu'il vaut mieux être un sage insatisfait qu'un port satisfait ; et aussi au mythe d'Ulysse qui renonce à la vie éternelle sur une île avec la belle déesse Calypso et préfère vivre sa vie de mortel...)
Ainsi Attali souligne, après d'autres, que Eve n'a pas été créée avec une côte d'Adam mais avec un côté d'Adam : idée que l'humanité a été divisée en deux, la partie féminine et la partie masculine.
De plus, Attali nous rappelle qu'il existait, selon certaines traditions, une autre femme avant Eve : la sulfureuse Lilith, qui aurait refusé de se soumettre à Adam, puis à Dieu. Ce serait elle qui, déguisée en serpent, aurait tenté Eve...
Cette idée de la femme comme symbole de la liberté est intéressante... Depuis la Révolution française, c'est d'ailleurs une femme qui symbolise la liberté en France : La Liberté guidant le peuple de Delacroix présente une femme comme allégorie de la liberté. La Liberté éclairant le monde d'Eiffel et Bartholdi (la statue de la liberté), offerte par la France aux Etats-Unis, est encore une femme.
L'autre jour je suis tombé sur un article écrit par un intellectuel qui défendait la religion ainsi :
« Tous les plus grands philosophes ont reconnu que la raison scientifique a des limites, et qu'en réalité elle dépend entièrement de l'intuition. Par conséquent la conception religieuse du monde est tout aussi défendable que la conception matérialiste. »
Il faut reconnaître à la décharge de l'auteur qu'il a un illustre prédecesseur : monsieur Blaise Pascal.
Et pourtant, il y a là une grave confusion. Certes, il est rigoureusement impossible de démontrer les principes qui sont au fondement de toute démonstration. Pour cette raison on peut parler d'une « intuition » qui se trouve au fondement de toute pensée et donc de toute science. Pascal disait ainsi que les premiers principes nous sont connus, non par la raison, mais par le « cœur », le sentiment. Et c'est là qu'il y a un glissement pernicieux : on passe subrepticement de l'intuition intellectuelle (qui consiste, comme disait Descartes, en la claire conception d'un esprit qui analyse sont objet) à l'intuition au sens de l'intuition féminine, du sentiment, du sixième sens ou que sais-je encore.
Soyons plus précis : l'intuition intellectuelle peut désigner au moins deux choses :
Il est très clair que ces deux concepts n'ont rien à voir avec les intuitions « féminines » ou « religieuses ». Et par conséquent c'est un véritable acte de terrorisme intellectuel que de glisser d'un concept à l'autre. Ce qui reste vrai, et que l'on peut concéder à Pascal et à Kant, c'est que dans les domaines où la raison et la science sont impuissantes à nous découvrir la vérité, nous pouvons fort bien décider de croire l'hypothèse qui nous plaît le plus, celle qui nous aide à vivre ou celle qui nous rend meilleurs. Mais en cherchant le Bien on risque de ne pas trouver le Vrai.
Et surtout, et c'est là le point essentiel, la compréhension rigoureuse du concept d'intuition nous montre qu'en réalité la raison n'est pas limitée : car elle inclut aussi bien l'intuition que la déduction. Il n'y a pas de différence radicale entre les questions physiques et les questions métaphysiques. Au mieux il y a une différence de degré. Toutes les questions théoriques sont du même ordre. De sorte que finalement, contrairement à un préjugé tenace, la science répond à la question de l'existence de Dieu (pour autant que cette question puisse être posée !) aussi bien qu'à n'importe quelle autre question, c'est-à-dire sans nous donner de certitude, mais en nous proposant une hypothèse plus ou moins solide (c'est-à-dire plus ou moins fondamentale dans l'édifice théorique, dans la conception du monde) qui s'insère dans une représentation cohérente des phénomènes. En l'occurrence, la science dirait volontiers, comme Laplace disait à Napoléon, que Dieu est une hypothèse dont nous pouvons nous passer. Une chose est donc sûre : cette hypothèse-là ne répond pas à un besoin théorique.
En lisant Rodin je suis tombé sur ce bel éloge de l'admiration :
Ces conseils sont particulièrement intéressants à notre époque individualiste et libertaire. Mais précisément l'admiration et même la soumission à ce qui nous est supérieur ne s'oppose pas à la liberté, comme l'a bien dit cet aristocrate allemand :
Nietzsche avait proposé un critère « vitaliste » pour juger une œuvre d'art :
En fait, ces catégories se ramènent tout simplement aux catégories de Spinoza : action et réaction.
On pourrait définir l'art, avec Rodin, comme tout ce qui est intense, tout ce qui a du caractère, c'est-à-dire tout ce qui est fort et vrai. Mais il y a deux manières d'atteindre l'intensité, comme il y a deux manières d'agir en général : on peut fuir ou poursuivre, être le renard ou le lapin. Désirer ou craindre. Etre mû par des passions tristes ou par des affects joyeux. Bref, agir positivement ou négativement, être actif ou réactif.
Pour en revenir à l'artiste, il y a deux manières de créer, d'atteindre des sommets : ou bien de manière réactive, parce que l'on souffre intensément ; ou bien de manière positive, toute naturelle et spontanée, parce qu'il y a en nous un excès de force et d'énergie qui demande à s'exprimer.
Finalement Nietzsche comme Spinoza, dans leur éthique d'adhésion à la vie, valorisent tous deux l'action et disqualifient la réaction. Il faut dire OUI, pas NON. Qu'importe ce que tu fais, du moment que c'est une action.
Etrange critère éthique en vérité.
Cela rappelle Saint Augustin : « Aime et fais ce que tu voudras »...
« L'homme préfère encore vouloir le néant plutôt que ne rien vouloir », disait Nietzsche. C'est ainsi qu'il expliquait le nihilisme, ce paradoxe de la vie qui se nie elle-même (ce que Freud appellera la pulsion de mort) : par la force de la volonté. Plutôt la volonté de mort que la mort de la volonté.
Traduisons : cela veut dire que l'homme essaie d'abord de faire le bien, certes ; mais s'il n'y arrive pas, il préfèrera encore nuire plutôt que de ne rien faire.
Ceci permet de comprendre l'existence des emmerdeurs (à l'encontre du principe grec selon lequel « nul n'est méchant volontairement »).
Alain Badiou est vieux.
La vie, une chose est sûre au moins, c'est toujours inattendu. Quoi que tu prédises, sois sûr d'une chose, tu te trompes. Des plus petites aux plus grandes choses, rien n'arrive jamais comme on l'avait prévu.
Il y a plusieurs modalités d'obéissance : la contrainte par la force ; la religion et la crainte de l'au-delà ; la morale et le lien social ; enfin la raison et l'intérêt bien compris.
Face au déclin du lien social, érodé par l'individualisme, de l'autorité et de la religion, on peut se demander si la force (les technologies de pouvoir de plus en plus sophistiquées) et la raison suffiront à assurer le respect des lois. En particulier on peut penser que la force seule ne suffira jamais à produire cette obéissance. Le rêve d'une politique entièrement technicisée est une chimère. Cette tendance ne mènera qu'à une guérilla de plus en plus permanente.
L'esprit des Lumières, c'est l'optimisme anthropologique, la foi en l'homme : l'idée qu'il est bon et surtout raisonnable, de sorte que la démocratie est possible. Au rebours de cette idée, les contre-révolutionnaires s'appuyaient sur le péché originel pour refuser de laisser pouvoir et liberté au peuple. On retrouve aujourd'hui cette idée avec le pronostic d'un « retour du spirituel » au XXIe (la nécessité d'un tel retour étant sous-entendue, ou explicitement affirmée).
Encore une fois je ne trancherai pas la question, qui semble délicate. (L'aristocrate Platon aurait ricané à ces idées démocratiques et égalitaires.)
Mais on peut au moins dire ceci : croire en l'homme est devenu en quelque sorte le devoir moral de notre époque. Dans un monde athée et démocratique, l'éthique ne commande plus de croire que « l'homme juste est heureux » (Platon), ni que « l'âme est immortelle et Dieu existe » (Kant), ni même seulement que « autrui est une fin en soi » (encore Kant), mais aussi et surtout que « l’homme est bon et raisonnable, et que par conséquent il peut se gouverner lui-même ».
Une enseignante a été poignardée hier dans un collège de Haute-Garonne par un collégien de 13 ans parce qu'elle refusait de lui retirer une punition.
En réponse, le ministre évoque l'idée d'installer des portiques détecteurs de métaux à l'entrée des établissements scolaires.
Voilà un bel exemple de gestion technique d'un problème politique. C'est la tendance générale : les collèges et lycées sont déjà truffés de caméras de surveillance et de miradors. Le problème, c'est que ce genre de solution ne s'attaque pas à la vraie cause du problème : le fait qu'il y a aujourd'hui des élèves prêts à agresser physiquement leurs professeurs. Comme d'habitude on s'attaque aux effets et aux symptômes plutôt qu'aux causes profondes.
L'autre problème est que l'on évolue vers un pur rapport de force. Alors que le lien social (la contrainte exercée par le groupe sur l'individu) était autrefois spirituel (le regard des autres et de Dieu), il devient de plus en plus mécanique. Personne ne condamne moralement le voleur ou le voyou, il est simplement sanctionné matériellement (amende ou prison) : on lui applique un traitement technique censé être rationnel. De même, la contrainte spirituelle disparaît, le policier idéal (Dieu qui voit tout et nous jugera dans l'au-delà) étant remplacé par un Big Brother mécanique. La question est de savoir si un système de pouvoir peut fonctionner en étant ainsi réduit à un pur rapport de forces débarrassé de toute dimension humaine, morale et spirituelle.
Je ne détiens pas la solution au problème. Mais face au déclin général de l'autorité, au lieu de tenter de la maintenir à coups de trique, il vaut peut-être mieux envisager l'une des alternatives suivantes : faire en sorte que ces rapports d'autorité soient librement choisis afin qu'ils soient acceptés ; ou les supprimer carrément en changeant radicalement la relation entre professeurs et élèves, comme cela se fait en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis. Dernière solution : durcir les règles sociales pour restaurer la vieille autorité, c'est-à-dire revenir 50 ans en arrière. Mais cette solution paraît peu crédible car l'histoire ne se répète pas.
Au plus je fréquente les hommes, au plus j'aime la nature.
Une fois n'est pas coutume, je me permets de pousser un petit coup de gueule sur un événement récent. Je suis d'ailleurs d'autant moins susceptible de partialité que je suis favorisé par le privilège que je dénonce.
Il y a quelques semaines, le gouvernement a annoncé que les enseignants pourraient profiter d'un prêt de 30 000 € à taux zéro, remboursable sur dix ans, pour l'achat d'une première résidence liée à une mutation professionnelle.
Alors franchement, je m'interroge. OK, c'est la crise. Il faut relancer l'économie, etc., ce qui est d'ailleurs prétexte à mille mesures aussi démagogiques qu'inefficaces. Par exemple jeter des miettes aux plus pauvres comme on donne un peu de grain aux oiseaux.
Mais cela devient carrément scandaleux quand la mesure ne touche pas les plus pauvres, mais une classe déjà privilégiée. Les professeurs, comme les fonctionnaires en général, jouissent déjà de mille privilèges. Ma question est simple : au nom de quoi fait-on ce cadeau aux professeurs plutôt qu'à toute autre catégorie ?
S'agit-il de relancer le logement (ce qui est déjà, en soi, une mesure condamnable, les prix élevés de l'immobilier étant un facteur d'accroissement des inégalités et par conséquent d'amollissement de l'économie) ? Dans ce cas ce n'est pas seulement aux professeurs qu'il fallait faire ce cadeau. Les professeurs sont parmi les mieux placés pour obtenir un prêt de la part des banques, en raison de la stabilité inégalée de leur emploi. Sont-ils vraiment ceux qui avaient le plus besoin de ce coup de pouce ?
Encore une fois, je fais partie de ceux qui pourront profiter de cette mesure. C'est uniquement une injustice criante qui suscite ma réaction. Il faut vraiment qu'il y ait en France la passion des privilèges pour que l'on puisse laisser passer une chose pareille sans même réagir. Mais cette tradition est si bien ancrée que je n'aurais pas assez de place ici pour faire la liste de tous les privilèges inacceptables que compte la société française contemporaine...
Hypothèse encore plus méchante : on n'a pas entendu de réactions car l'opposition, de gauche, est intimement liée aux enseignants et ne veut pas les fâcher. Ce ne serait hélas ni la première ni la dernière de ses infamies et de ses trahisons...
Tout est faux. Rien n'est vrai.
Nous ne connaissons rien. La moindre chose, une pierre ou un arbre, nous échappe par sa richesse infinie, son infinité de détails. Tout est simplification. Il n'y a pas d'essence. La nature est infiniment plus complexe que nos idées.
D'ailleurs la nature n'est pas idéale mais matérielle. L'universel (les Idées de Platon) ne sont pas plus réelles que les choses, mais au contraire plus pauvre et plus fausses. Ce n'est pas la chose réelle qui est une copie de l'Idée, mais au contraire l'Idée qui est une généralisation et une superficialisation de la chose. Par exemple, le concept universel de chat n'est rien d'autre que l'ensemble des chats pris dans leurs traits les plus généraux, en faisant abstraction de leurs particularités. Le chat n'existe pas, il n'y a que des chats, et encore les catégories sont discutables, quoiqu'elles fonctionnent à peu près.
Elles fonctionnent à peu près, car, malgré tout, il y a de l'analogie : il n'y a pas de chat à proprement parler, mais il y a du chat, il y a une zone de félinité. C'est-à-dire que malgré tout un chat ressemble généralement plus à un autre chat qu'à un chien. C'est pour cela que le concept fonctionne tout de même. C'est une question de différentiel : de différence entre des différences. De sorte que même si toute interprétation, toute théorie, toute pensée est fausse, elle peut malgré tout s'approcher de la réalité. Mais il ne faut pas oublier qu'elle reste toujours essentiellement fausse au sens où elle ne saisit jamais le fond des choses. Et cela dans nos pensées les plus quotidiennes : nous ne comprenons jamais les relations humaines, par exemple pourquoi nous aimons ou n'aimons pas telle personne : car la vraie raison, d'ordre moléculaire, n'est saisissable qu'exceptionnellement et toujours partiellement.
C'est le sens de la révolution positiviste. Ce qui se passe, avec Newton, c'est que l'expérience est mise au premier plan. Elle devient le « socle » de la connaissance, ce qu'il y a de plus sûr, ce qui est le moins douteux. En ce sens la phénoménologie rejoint le positivisme en faisant du Lebenswelt (le monde vécu, le monde des apparences) le fondement de toute science et de toute connaissance.
La science, d'ailleurs, détruit les concepts grâce à la mesure : elle remplace le qualitatif par le quantitatif. Par exemple, elle ne parle pas de couleurs différentes mais de longueurs d'ondes variables.
Plus généralement, la science fait exploser les concepts de mille manières : la théorie de l'évolution de Darwin supprime les différences nettes entre les espèces vivantes. La dissection des choses montre que toutes sont constituées des mêmes éléments (éléments chimiques, atomes, quarks, etc.). Et même les mathématiciens, par le biais de la généralisation, découvrent que les limites entre les entités mathématiques ne sont pas si nettes que cela ; et par les isomorphismes ils découvrent des analogies insoupçonnées entre des domaines à première vue très différents.
Mais alors comment la science peut-elle fonctionner sans concept net ?
D'une part en mettant l'expérience au premier plan : nous ne savons pas bien ce qu'est la masse, ni l'espace, ni le temps, mais nous les définissons par l'expérience. Et ce qui est certain, c'est que les corps tombent, et s'attirent réciproquement selon la loi de l'attraction universelle de Newton. C'est ce constat (mesuré) qui doit être gravé dans le marbre, et non la nature exacte de la masse ou même de la matière. Cela la science peut le laisser à l'arrière-plan, et le réviser à l'occasion. La science admet ne pas savoir exactement de quoi elle parle, et en ce sens la physique n'est pas très différente des mathématiques (malgré les raisons qu'ont physiciens et mathématiciens, chacun de leur côté, de croire savoir de quoi ils parlent).
D'autre part, et c'est le point essentiel, la clé métaphysique de la science est la notion de continuité : la science physique ne met pas en relation un phénomène (une cause) à un autre (un effet). Si ce n'était que cela, la science pourrait bien être impossible pratiquement : imaginez que si je lâche une pierre à 1 m du sol, elle tombe par terre, mais que si je la lâche un cm plus bas, elle tombe vers le haut, et encore un cm plus bas elle se transforme en orang-outan qui se met à sauter sur place en poussant de grands cris ? Non, ce qui se passe, c'est qu'un ensemble de causes sont mises en relation avec un ensemble d'effets, et c'est cela qui rend la science possible malgré l'absence de limite tranchée entre les phénomènes. Il s'agit de différences relatives : si un phénomène n'est pas trop éloigné d'un autre, alors sa conséquence ne sera pas trop éloignée de la conséquence de l'autre. C'est là, en toute rigueur, le concept mathématique de continuité (qui n'a pas fini de nous fasciner) : une fonction f est continue au point a si pour toute distance ε (epsilon), aussi petite soit-elle, on peut trouver une zone autour du point a qui « atterrit », par la fonction f, assez près de f(a), c'est-à-dire assez près de là où atterrit le point a. C'est-à-dire une zone telle que pour tout x pris dans cette zone, la distance entre f(x) et f(a) soit inférieure à ε.
Bref, f est continue en a si :
où d désigne la distance sur le premier espace (le monde des causes) et d' la distance sur le second espace (le monde des effets).
Traduction : une cause suffisamment proche d'une autre produit un effet aussi proche que l'on veut de l'effet de cette cause. Si on traîne dans un certaine zone on sait à peu près ce qu'il risque de nous arriver.
Conclusion : la compréhensibilité du monde ne repose pas sur la séparation nette des choses en catégories (concepts, Idées, essences) mais sur la notion plus floue et plus souple de continuité.
La conséquence historique de tout cela est que l'idéalisme platonicien ne fonctionne pas, bien que la science soit possible. Ce qui fait qu'Aristote a presque raison quand il dit que les mathématiques ne sont d'aucune utilité en sciences naturelles du fait qu'un coin (corps physique concret) n'est pas un angle (concept mathématique abstrait). Spinoza exprime peut-être le changement de paradigme quand il critique les idées abstraites (cheval, triangle) et leur oppose les notions communes censées désigner « ce qui est en chaque chose », le seul exemple, à ma connaissance, donné par Spinoza étant la notion de « rapport de mouvement et de repos ».
Sans trancher cette difficile question, concluons ainsi : le monde est radicalement inconnu, et le fond des choses nous échappe. Cependant nous pouvons (grâce à sa stabilité, plus précisément sa continuité) l'appréhender de manière rigoureuse. Notre connaissance des rapports précède notre connaissance des choses. Il est plus facile de connaître les différences que les « choses » censées fonder ces différences. On retrouve ici Leibniz...
En escalade ou en alpinisme, il y a quelque chose de vraiment terrifiant et fou : la fuite en avant.
Pour comprendre ce dont il s'agit il faut savoir ce qu'est l'escalade en tête (on dit aussi : en premier de cordée) : cela consiste à grimper le premier, attaché à une corde qu'on fait passer dans des mousquetons accrochés à la falaise ou à la glace. Un ami, plus bas, tient l'autre bout de la corde. Par conséquent, au plus les points d'assurance (pitons, broches à glace, coinceurs et autres) sont espacés, au plus la chute potentielle sera grande, donc dangereuse. Par exemple, si le dernier mousqueton est 3 mètres sous tes pieds, en cas de chute tu tomberas de 6 mètres, sans compter le mou de la corde et les éventuels problèmes exceptionnels.
Par conséquent, au plus le dernier point s'éloigne sous tes pieds, au plus tu fais attention à ce que tu fais, et au moins tu as envie de tomber (déjà qu'à la base tu n'as pas trop envie de tomber !)...
Si ça devient carrément trop difficile, tu peux essayer, pour éviter la chute, de redescendre (désescalader) jusqu'au dernier point pour t'y reposer.
Mais voilà, il se trouve que désescalader est plus difficile qu'escalader. Descendre est plus délicat que monter. Montaigne le disait déjà : « Je marche plus sûr à mont qu'à val. » Par conséquent, il arrive que l'on ne puisse pas redescendre. Or si on reste sur place, avec la fatigue on finira par tomber. Une solution est donc de tomber. Une autre solution est de continuer à monter : c'est la fuite en avant.
Ce qui fait tout le piquant de la fuite en avant, c'est l'incertitude : parfois on ne sait pas du tout ce qui nous attend. Peut-être y a-t-il au-dessus un passage extrêmement difficile, encore plus que celui que l'on vient de passer, et puis encore un autre, etc. La fuite en avant consiste donc à accepter une chute bien plus grave, mais incertaine, pour éviter une chute moins importante, mais certaine. Finalement c'est un coup de poker : quitte ou double. Il y a même des cas où c'est sa vie qu'on joue comme ça : on fait tapis en quelque sorte.
Bref, la fuite en avant c'est très amusant, très excitant, mais ça fait aussi très peur.
On retrouve ce phénomène un peu partout : non seulement au poker mais aussi, par exemple, dans le cas de l'énergie nucléaire : nous n'avons pas la solution pour traiter les déchets nucléaires, qui resteront sur les bras de nos descendants pendant des millions d'années (il y a de fortes chances pour qu'ils nous maudissent intensément ! mes oreilles sifflent déjà à l'idée des jugements qui seront portés sur notre génération). Pourquoi cette folie ? Parce qu'on suppose et on espère que grâce au progrès technologique, on trouvera la solution plus tard. Bref, pour éviter une difficulté limitée maintenant on accumule le problème pour plus tard, dans l'espoir qu'une solution miracle tombera du ciel technologique.
Allez : un autre exemple, juste pour voir à quoi mène la fuite en avant : la chaîne de Ponzi, escroquerie financière inaugurée par Charles Ponzi dans les années 1920 et remise au goût du jour par Bernard Madoff dans les années 1990-2000 : l'astuce consiste tout simplement à rémunérer des investisseurs à des taux très élevés ; ainsi de nouveaux investisseurs se présentent sans cesse, et on peut payer les anciens avec les nouveaux. Evidemment, le jour où il y a un reflux les investisseurs se rendent compte qu'ils ont été volés, et l'arnaqueur n'a plus qu'à se cacher.
Et si la victoire contemporaine de la démocratie était due à la victoire progressive du positivisme sur l'idéalisme ?
Car l'idéalisme (platonicien, à l'origine) est intrinsèquement aristocratique. Peut-être même Platon n'a-t-il inventé l'idéalisme que pour priver le peuple du pouvoir (d'exécuter Socrate). Les Idées ne sont pas accessibles à tout le monde. Le peuple, lui, loin de ces abstractions brumeuses, ne croit que ce qu'il voit et ne jure que par l'expérience. Face aux ratiocinations abstraites des philosophes, il ricane en se demandant ce que toutes ces idées farfelues changent à sa vie réelle. Et si la réponse est « rien du tout », alors le positiviste en conclut que l'idée ne signifie rien du tout. D'ailleurs le positivisme et le pragmatisme sont des philosophies quasi américaines.
On aurait là les bases d'une histoire anti-marxiste. La démocratie ne l'aurait pas emporté parce qu'elle est plus forte que l'aristocratie, mais parce qu'elle a eu, au fond, l'Esprit pour elle. La victoire du peuple sur l'élite serait spirituelle avant d'être matérielle.
Certes, cette idée est un peu farfelue. Mais il faut reconnaître que l'épistémè contemporaine (notre conception de la connaissance, centrée sur le paradigme de la science) est profondément populaire et démocrate du seul fait de son positivisme.
Pendant les vacances j'ai un peu traîné dans les musées. Il y a des grands couloirs blancs et une ambiance propre, éthérée. Les gens sont silencieux, respectueux. Bref, on se croirait dans une église.
D'ailleurs les artistes, les « génies » sont nos dieux, ou en tout cas nos demi-dieux, et les icônes qu'ils créent font signe vers le dernier au-delà, la dernière transcendance. Contre Benjamin, il faut reconnaître que l'aura n'a pas disparu. Le sacré persiste dans nos sociétés sécularisées ; et il s'est retiré dans les musées.
Les musées sont donc les nouvelles églises. Et d'ailleurs, réciproquement les églises ressemblent de plus en plus à des musées, on y voit désormais plus de touristes que de fidèles, et les icônes des églises pointent plutôt vers le dieu des artistes que vers le Vieux Barbu.
Avec tout ça, on comprend le désir situationniste de quitter le musée en vitesse !
Le concept d'aliénation est très problématique.
On dit que l'homme est influencé par ses amis, par la publicité, par les médias ; qu'il ne pense pas et n'agit pas, mais qu'il est pensé et agi ; bref, qu'il est aliéné, c'est-à-dire privé de sa liberté de penser, sournoisement influencé : il ne fait pas ce qu'il « veut vraiment », il est détourné de « lui-même ».
Le problème, c'est que tout cela suppose qu'il y a quelque chose que nous « voulons vraiment », qu'il y a un « soi-même », que nous avons tous une identité propre à laquelle nous pourrions être conformes ou non.
Et si l'homme était un ordinateur sans programme, un oignon sans noyau, une série sans raison ? Ou encore un char bancal, allant de-ci de-là, au gré des chaos du chemin, sans direction propre autre que celle donnée par la contingence des rencontres ? Nous voyons une fraction de courbe, et nous supposons que c'est une portion de cercle, et que ce cercle a un centre quelque part ; mais s'il n'y avait pas de centre, et si la courbe n'était pas même circulaire, mais difforme, indéterminée ?
On pourrait ajouter qu'il est vain de vouloir échapper aux aliénations, et que dans le meilleur des cas on ne peut qu'espérer apprendre à « gérer » les aliénations, à se mouvoir parmi elles, à jouer une influence contre l'autre, à choisir nos amis et nos trahisons. Tirer sur les différentes ficelles plutôt que les couper, un peu comme le stoïcien nous invite à prendre conscience des contraintes pour agir en fonction d'elles plutôt qu'à les affronter vainement.
Mais il y a peut-être une voie pour donner un sens à l'idée d'aliénation. Il suffirait de définir notre « vraie volonté » comme ce que nous voudrions si nous savions tout, si nous étions parfaitement lucides sur nous-mêmes et sur le monde. Il n'y a aliénation, ou drogue, que si celui qui se drogue n'est pas véritablement conscient de ses actes et de leurs conséquences. Dans le cas contraire, tout va bien, et il n'y a rien à redire.
La seule éthique est dans la connaissance. On ne peut rien reprocher, d'un certain point de vue éthique, à un homme qui agit en connaissance de cause. Il n'y a pas de mal, il n'y a que de l'erreur.
Et enfin la mystérieuse identité de chacun est un idéal que nous pouvons construire et imaginer par cette hypothèse de l'omniscience.
Ces remarques éclairent aussi la fameuse maxime grecque : « Connais-toi toi-même. » C'est la maxime éthique suprême d'un peuple pour qui « nul n'est méchant volontairemt ».
Les questions de langue sont souvent foireuses.
D'une manière générale, on pourrait considérer que toutes les déviances qui ne nuisent pas à l'intelligence (aux deux sens du terme : à la compréhension de ce qu'on lit, et à l'esprit de la langue) sont acceptables.
Le féminisme amène de nombreux néologismes hideux : une professeure, une auteure, etc.
Pourquoi ne pas féminiser carrément le mot, et dire une professeuse, voire une doctrice, une autrice ?
Cette distinction orthographique pourrait d'ailleurs devenir l'étendard et le signe d'une opposition entre deux féminismes :
Enfin, moi, j'dis ça, j'dis rien. Le volontarisme en linguistique n'a jamais été très porteur, il est ridicule le plus souvent. Les considérations esthétiques sont essentielles dans l'évolution de la langue. Et surtout, n'oublions pas (chers Académiciens) que ce ne sont pas les intellectuels qui font la langue, mais le peuple ; et ici comme ailleurs c'est lui qui tranchera.
Quand on a les yeux fixés sur une étoile, quand on a une conviction ou une idée qui nous guide, on se sent indestructible, prêt à affronter le monde entier.
On pourrait analyser ce sentiment grisant de multiples manières, et notamment sous l'angle de la schizophrénie : dans ce cas on n'est pas soi-même, on est « transcendé » pour ainsi dire. (Mot sympathique, qui évoque la transe.)
Mais je crois que ce qui est au cœur de cette joie vigoureuse, c'est le stoïcisme. Ce qui nous rend si forts, c'est l'idée stoïcienne de nous concentrer sur notre action, de n'accorder de prix qu'à ce qui dépend de nous, ou plus exactement de mépriser tous les maux qui ne dépendent pas de nous (car les bienfaits qui nous tombent du ciel, autant savoir les recevoir ).
Je peux bien mourir englouti par les flots noirs ! Du moment que je tiens bon la barre !
Pourquoi cette idée stoïcienne, d'ailleurs quelque peu narcissique, est-elle si puissante ? Je crois que c'est au fond parce qu'elle donne un objet à notre passion, notamment à notre colère. C'est-à-dire que le stoïcisme repose au fond sur le même ressort psychologique que le christianisme : l'introjection de la cruauté. On sait ce que Nietzsche pensait de cette mauvaise conscience. Et pourtant il faut voir aussi la beau côté de cette sublimation : en donnant un objet à notre passion, celle-ci ne reste pas à pourrir en nous. Or on sait ce qu'il faut penser des désirs qui moisissent :
Et aussi :
De plus, ainsi libérée, cette passion, certes triste, donne lieu à une action, en l'occurrence une modification de nous-mêmes. C'est peut-être là la source de la profonde satisfaction que l'on ressent parfois, suite à un cuisant échec, lorsque l'on en impute toute la responsabilité à soi-même... De sorte que finalement, l'introjection stoïcienne et chrétienne a cette double vertu, de nous satisfaire psychologiquement et de produire les meilleurs effets possibles pragmatiquement.
Pour être tout à fait clair, ajoutons cette précision spinozienne : une fois que la leçon est tirée, inutile de cultiver le remords, et accueillons plutôt la neige de l'oubli, qui est d'ailleurs si jolie !
Ah, la vie est bien dure ! Et on ne sait si on doit pleurer comme Héraclite ou rire comme Démocrite (et Montaigne) !
Mais heureusement, il y a les dieux et les anges. Les dieux, c'est-à-dire les idées qui nous guident comme des étoiles. Et les anges, c'est-à-dire ces doux regards que l'on croise, au détour d'un rêve ou d'un couloir. Après ça on peut replonger dans la tempête, on ne craint plus les vagues ni les bourrasques ! Le tout est de tenir la barre, et de ne jamais perdre de vue l'étoile !
J'aime imaginer le calme serein qui règne au-dessus des tempêtes : le plancher des nuages qui se déchirent ; le grand vide ; et puis les étoiles, loin au-dessus, qui scintillent, immobiles.
Au XXe siècle, on a beaucoup diagnostiqué « la fin de la philosophie », notamment par positivisme : on pensait, un peu comme Wittgenstein a pu le penser, que la philosophie allait se dissoudre dans la science et la logique (et l'analyse du langage).
Pourtant, il me semble au contraire que nous allons vers une époque de plus en plus philosophique, que les problèmes philosophiques seront de plus en plus présents concrètement dans la vie quotidienne.
Par exemple, le développement des moyens de communication, des ordinateurs, du monde virtuel soulève la question du réel : dans un monde où nous pouvons créer des êtres abstraits avec qui vivre des relations idéales, à quoi bon se coltiner le rugueux réel ? A quoi bon avoir des relations avec des êtres humains réels si nous pouvons créer des androïdes correspondant à nos idéaux ? Il faut imaginer cela : que demain nous serons des dieux, que tout sera possible. La femme ou l'homme de nos rêves sera là, à notre disposition, créé(e) par un ordinateur analysant notre cerveau et nos émotions en temps réel pour faire réagir cet être de la manière la plus agréable qui soit pour nous.
De même, avec le progrès technique la guerre et la violence sont en passe d'être éliminées, et dès demain nous vivrons dans un monde où la loi sera exécutée à la perfection par un système de surveillance généralisé. Ce sera donc un monde parfait : la loi sera appliquée à la perfection. Par conséquent l'homme sera mis face à lui-même, il devra se demander ce qu'il veut vraiment, car il pourra tout avoir.
Et c'est bien ce qu'il se produit d'une manière générale : en rendant tout possible, la technique pousse finalement l'homme à se demander ce qu'il veut, et aussi à s'auto-réguler (c'est ainsi que l'arme nucléaire a mis fin aux grandes guerres). « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme », disait Rabelais. On peut ajouter que la science, en nous donnant la technique et le pouvoir, nous oblige à acquérir la conscience. Avec le pouvoir entre les mains nous sommes forcés de devenir sages. Le pouvoir : non seulement la bombe, mais aussi nos enfants, la vie (via les manipulations génétiques), le monde (via l'environnement), peut-être un jour l'univers entier.
De même, le progrès technique, en libérant l'homme du travail, le condamne peu à peu à la liberté, à l'art et à la philosophie. Ah, qu'il était bon d'être esclave ! Mais voilà que le destin, c'est-à-dire l'histoire, nous jette dans la liberté. Ici comme ailleurs il faut renverser le christianisme : nous sommes chassés du monde et jetés dans le jardin d'Eden.
Chagall, Adam et Eve chassés du paradis
Tout ceci peut sembler bien lointain, mais rien n'est plus actuel. Toutes ces évolutions sont déjà en route, et bien avancées. Chaque innovation technique, en ouvrant une nouvelle possibilité, nous rapproche de la vérité et soulève de nouvelles interrogations philosophiques.
Heidegger avait compris cela dès l'immédiat après-guerre : « la technique est le dévoilement de la vérité », disait-il, en entendant la technique au sens grec de technè, un concept qui inclut aussi l'art... Il faut comprendre qu'en manipulant la matière, en la triturant en tous sens comme on fait jouer les pièces d'un casse-tête, la vérité finit nécessairement par... éclater.
Dans un entretien entre Michel Onfray (philosophe hédoniste fondateur d'une université populaire à Caen) et Nicolas Sarkozy, un désaccord est apparu sur la question du « connais-toi toi-même », vieille injonction de la sagesse grecque antique reprise par Socrate et qui passe pour un des fondements de la philosophie occidentale :
Ce désaccord est intéressant. On peut y voir la différence entre l'intellectuel et l'homme d'action. L'homme politique, comme l'artiste, est un homme qui fait, mais sans savoir ce qu'il fait. Napoléon lui-même avouait ne pas connaître le véritable sens de ses actes.
A ce titre, je ne condamnerais pas le point de vue de Sarkozy, comme l'a fait Onfray par la suite. Au contraire c'est être lucide que de reconnaître que l'on ne se connaît pas soi-même ; et il y a de la naïveté dans l'idée qu'il faudrait d'abord se connaître soi-même pour pouvoir, ensuite, agir en fonction de ce que l'on est.
C'est aussi l'opposition entre le « point de vue de la conscience » (l'idée que l'on agit en fonction de nos représentations conscientes) et le « point de vue de l'inconscient » (l'idée que nos représentations conscientes ne sont qu'une expression de notre être, tout comme nos actes, et que bien souvent nos idées ne sont que des justifications trouvées après coup pour justifier nos actes).
Ce n'est pas la seule bizarrerie de la maxime grecque. On peut se demander s'il est possible de se connaître soi-même. Mais on peut aussi se demander si c'est nécessaire. Ne suffit-il pas d'être, d'agir directement en fonction de ce que l'on est ? A quoi bon cette médiation, ce rapport de soi à soi-même par la connaissance, comme dans un miroir ? C'est peut-être la racine la plus profonde de la « société du spectacle », ce monde dans lequel nous vivons et où « tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation » (Guy Debord) : se connaître soi-même, c'est réduire son être à quelque chose de figé, de compréhensible et de connaissable... tout ça pour mieux maîtriser et contrôler sa vie.
Qu'est-ce que la foi ?
Encore un mot qui signifie tant de choses...
Il y a la foi en Dieu ; mais il y aussi la foi en soi, en le monde, qui rend inutile et vaine la foi en Dieu.
On ressent parfois une confiance absolue. On entrevoit toute la beauté du monde, et l'amour infini nous monte dans l'âme, comme dirait l'autre. On est alors empli d'une gratitude sans bornes, et on veut tout donner.
Il y a encore bien de la foi dans le stoïcisme, et dans l'idée que tout ce que nous pouvons et devons faire, c'est nous appliquer à bien vivre, à faire le mieux avec ce que nous avons. C'est l'idée au fond qu'il existe un optimum, un idéal, un meilleur choix possible.
C'est là une forme de monothéisme : l'idéal existe, et il est unique. Peut-être cette idée rend-elle la décision quelque peut angoissante et difficile. Le polythéiste, celui qui pense qu'il n'existe pas de meilleur choix, agira avec bien plus de facilité et de légèreté. Cela révèle une autre dimension de la religiosité de l'athée : l'idée que le monde est précieux ; que les choses sont importantes, qu'il faut faire attention, s'appliquer, ne rien gaspiller... Ineffable sentiment de la valeur des choses.
Tout ça pour dire qu'on peut être athée et brûler d'une foi intense, qui n'a rien à envier à l'amour des fantômes et des arrière-mondes !
Qu'est-ce qu'être religieux ?
Ce mot peut signifier tant de choses...
Ce paradoxe me frappe par-dessus tout : les athées et les matérialistes ont une plus haute opinion du monde et de la matière que ceux qui croient en Dieu ou en un « Esprit » : pour les premiers, Tout, y compris la pensée, jaillit de la matière ; alors que pour les seconds le monde ne suffit pas, pour ainsi dire, il ne se suffit pas à lui-même, il faut lui ajouter dieu.
Le silence, c'est intéressant.
On peut se taire parce qu'on n'a rien à dire. Mais on peut aussi se taire pour dire quelque chose. Parce que les mots ne sont pas assez forts ou pas assez fins pour le faire.
« On parle pour faire taire le silence », a dit quelqu'un dont j'ai oublié le nom.
« Ne parle que si ce que tu as à dire vaut mieux que le silence », a dit quelqu'un d'autre.
« La parole est d'argent, le silence est d'or. »
Et puis il y a cette belle image de Jankélévitch :
Sur ces belles paroles, je vais me taire !
Je viens de nettoyer ma piaule.
J'avais toute une pile de copies à corriger.
Mais j'ai préféré passer le balai.
Ce phénomène, qui peut sembler anecdotique au premier abord, mérite qu'on s'y arrête. Qu'est-ce que ça veut dire ? Comment peut-on préférer cette tâche vulgairement utilitaire, passer un coup de balai, au noble exercice de la pensée ? Comment peut-on préférer racler la crasse sous un lit plutôt que débusquer les erreurs de raisonnement dans une réflexion philosophique ?
Et pourtant c'est ainsi, passer le balai était un enchantement. Parce que l'activité du corps est en elle-même agréable, et laisse l'esprit libre de vagabonder à ce qui lui plaît. Les intellectuels, avec leur hauteur habituelle, voient les métiers manuels comme une aliénation. Cette idée remonte à Platon, qui opposait le corps et l'esprit et considérait que toute activité corporelle avilissait notre âme. La philosophie consistant au contraire à « apprendre à mourir », c'est-à-dire à s'efforcer de séparer l'âme de ce corps dont les sensations nous trompent et dont les désirs nous écartent de la justice.
Eh bien, en vérité il y a peut-être bien plus d'aliénation et de misère dans le métier de l'intellectuel ! Car celui qui est astreint à une activité intellectuelle n'est pas libre, ni de corps (il est cloué à sa chaise), ni d'esprit. Alors que la ménagère s'active et ses pensées voltigent où bon leur semble, comme une nuée de papillons folâtres. Il y a des rapports insoupçonnés entre le ménage et le yoga...
Il y a deux manières de trouver la beauté : ajouter une couche ou enlever une couche.
Enlever une couche : enlever la couche de pollution qui recouvre un monument ou une maison, éteindre une machine, dynamiter une barre HLM, et surtout dévoiler une vérité, comme le fait par exemple Dogville...
Ajouter une couche : peindre une maison, se maquiller, utiliser un walkman pour ne pas entendre le bruit du métro et de la ville, fumer une cigarette pour ne pas sentir l'odeur de la pollution, ou mettre un encens, etc.
A cette liste on peut ajouter la belle invention de Kundera : la « folle au myosotis » :
Elle se dit : quand l'assaut de la laideur sera devenu tout à fait insupportable, elle achètera chez une fleuriste un brin de myosotis, un seul brin de myosotis, mince tige surmontée d’une fleur miniature, elle sortira avec lui dans la rue en le tenant devant son visage, le regard rivé sur lui afin de ne rien voir d’autre que ce beau point bleu, ultime image qu’elle veut conserver d’un monde qu’elle a cessé d’aimer. Elle ira ainsi par les rues de Paris, les gens sauront bientôt la reconnaître, les enfants courront à ses trousses, se moqueront d’elle, lui lanceront des projectiles, et tout Paris l’appellera : la folle au myosotis...
Le printemps du cinéma se termine. Dans les films à l'affiche, il y avait Les Noces rebelles : c'est l'histoire d'un couple qui veut échapper à la routine dans laquelle il commence à tomber.
Il y a beaucoup de qualités et de défauts dans ce film. Ce qui est intéressant, par exemple, c'est de voir cet amour et cette foi aveugles que la femme voue à son mari : on sent bien que c'est cette foi et cet amour qui sont l'essentiel, en ce monde, qui sont la source de toute vérité, de toute beauté, de toute force...
Mais ce qui a surtout retenu mon attention, c'est le fait que ce couple se considère un peu exceptionnel. Or il est néanmoins clair que les autres (leurs voisins, et les collègues de travail du mari) partagent le rêve de ce couple. Ils semblent seulement incapables de le réaliser.
Ce qui renvoie à une question que l'on ne peut éviter de se poser, quand on traîne dans une foule le samedi ou pire, le dimanche : pourquoi les gens vivent-ils cette vie qu'ils vivent ? Deux hypothèses se présentent : ou bien ils rêvent à une vie meilleure, plus belle, plus grande, plus originale, mais ils n'ont pas le courage ni la force d'aller au bout de leurs idéaux. Ou bien ils ne désirent même pas autre chose et sont parfaitement satisfaits de ce qu'ils ont. A regarder les visages, on dirait vraiment que c'est la deuxième hypothèse qui est la bonne. Et pourtant ce film montre que la première doit être assez largement vraie elle aussi...
L'autre jour, à Lyon, en bouquinant à la Fnac, je suis tombé sur un petit livre d'éthique. J'ai oublié le nom de l'auteur, mais je me souviens de la conclusion : en gros, l'idée est que la justice consiste à réaliser l'équivalence de toutes les souffrances.
On reconnaît là une certaine logique, chrétienne et kantienne, poussée jusqu'à son terme.
Et en réalité si je me suis souvenu de cette idée, c'est à titre de repoussoir : elle révèle, à mon avis, la profonde erreur de cette morale. Voici deux exemples pour expliquer pourquoi.
Toujours à Lyon, en sortant du métro j'ai déposé mon ticket sur la borne : je n'allais pas reprendre le métro dans l'heure, mon ticket, au lieu d'être gaspillé, pourrait ainsi servir à quelqu'un dans le besoin. J'ai appris qu'aux sorties de métro de la Croix-Rousse, il y avait ainsi des piles de tickets aux entrées ; et qu'ailleurs, au contraire, les gens refusaient de vous donner un ticket si vous leur demandez. Comment un tel refus est-il possible ? Cela ne lui coûte rien, au type. Mais il se dit probablement : « J'en ai bavé pour payer ce ticket, l'autre ne l'aura pas pour rien. Ce serait injuste. Il n'y aurait pas équivalence des souffrances. »
Puis j'ai pris le train. On était assez serrés, mais à côté il y avait un type qui par chance avait deux places pour lui, et il s'affalait insolemment, étalant sa paresse sur deux sièges. Encore une fois, du point de vue kantien il aurait dû se tenir sur un seul siège, par respect pour nous en quelque sorte. Souffrir autant que nous.
Je ne sais pas s'il est utile, après ces exemples, d'expliquer encore ce que l'éthique de l'équivalence des souffrances a de ridicule. Mais si, c'est nécessaire. Car on est toujours choqué, blessé par ceux qui ne souffrent pas autant que nous : par exemple l'élève qui obtient insolemment (encore !) 14/20 sans avoir fait le moindre effort. Eh bien, disons-le haut et fort : il faut se réjouir pour tous ces passagers clandestins du bonheur, pour ces cadeaux qui tombent du ciel. Finalement, il y a un certain esprit de justice qui se distingue difficilement de la jalousie pure et simple.
Ça y est, cette fois c'est officiel, c'est le printemps.
Pour célébrer ce jour, une petite pensée pour les abeilles.
L'abeille est un animal merveilleux : en cherchant à se faire son propre miel, elle féconde les fleurs et assure la reproduction de milliers de plantes. C'est un modèle du libéralisme, de l'idée qu'il n'y a pas de contradiction entre l'égoïsme bien compris et l'intérêt général. D'ailleurs La Fable des abeilles de Mandeville est à l'origine du libéralisme et du concept de « main invisible » d'Adam Smith.
A l'heure actuelle, l'abeille est menacée par les pesticides, et on découvre sa valeur incommensurable pour l'agriculture, la vie humaine et l'équilibre de la planète entière. Comme toujours c'est dans la crise qu'apparaît la vraie nature des choses. Et comme toujours la valeur de la nature, non prise en compte par le calcul économique, se révèle infiniment supérieure à celle des activités humaines.
Je viens de revoir 37°2 le matin, le film basé sur un roman de Philippe Djian, héritier français de la Beat generation. Ce film de 1986 nous rappelle l'enthousiasme des années 60, qui tranche avec la morosité contemporaine. L'acteur Jean-Hughes Anglade, notamment, avec son air cool et ses cheveux mi-longs, incarne cette fantaisie insouciante. Nos parents savaient s'amuser, profiter de la vie, traverser les U.S. en stop, faire n'importe quoi.
Aujourd'hui, par contraste, nous vivons une époque réactionnaire. L'optimisme de mai 68 a disparu. Les jeunes, confrontés au chômage et à la crise, écrasés par les problèmes environnementaux et les vieux, se réfugient dans une sorte d'infantilisme : refus de grandir, de prendre ses responsabilités, de devenir adulte. Le jeune d'aujourd'hui est un curieux mélange de Peter Pan et de Tanguy. Si les jeunes s'amusent encore, c'est nerveusement, hystériquement, à grands renforts d'alcool. Toute véritable joie a disparu, comme le révèle un simple coup d'œil sur la musique contemporaine.
C'est bien triste. Certes, c'est sans doute inévitable : ainsi va le flux et le reflux des passions collectives.
Mais on peut aussi organiser la résistance, s'extraire du flux mortifère des discours dominants, éteindre la télé, partir dans les champs, emmener sa copine faire du patin à glace, aller jouer au volley sur la plage avec des amis. Bref, il faut retrouver l'innocence et la naïveté sans lesquelles aucune joie, aucun bonheur n'est possible. L'ennemi absolu est l'ironie contemporaine, le sourire narquois ou moqueur de l'homme blasé. Il faut chanter comme un débile dans la rue, il faut plonger les mains dans les spaghettis, il faut faire absolument n'importe quoi. Le cinéma et la musique de nos parents peuvent nous aider à retrouver cet état d'esprit dionysiaque.
Il y a une révolution à faire, une spiritualité à inventer, des cœurs à secouer. Il faut accélérer le temps, nager à contre-courant, renverser l'histoire. Si c'est impossible, ce n'est pas grave, le seul fait de le vouloir suffit. Essayer, c'est déjà arriver.
L'amitié est le contraire de l'amour, et l'amour libre le contraire de l'amour familial.
Un ami ou un amant, on l'aime pour ce qu'il est ; alors qu'un parent ou un concubin, on l'aime quoi qu'il arrive en quelque sorte.
Ce qui est étrange c'est qu'on apprécie aussi bien l'un que l'autre : que notre maman nous aime par nature ne nous gâche en rien le plaisir d'être aimé... Peut-être même qu'au contraire l'amour qui est indépendant de nos qualités nous est plus cher. Car comme l'a bien dit Pascal, nos qualités ne sont pas nous, de sorte que celui qui aime les qualités n'aime jamais l'être lui-même :
Cela expliquerait qu'on préfère entendre « Je t'aime bien que tu sois un salaud » plutôt que « Je t'aime parce que tu es un type génial ».
Une dernière remarque sur Dogville, le film de Lars von Trier : bien souvent (presque toujours, en fait) quand deux personnages parlent au premier plan il y a d'autres personnages au loin, à l'arrière-plan. De cette manière Lars von Trier a exprimé visuellement l'idée philosophique que « les autres » sont toujours là, même quand nous sommes seuls, et que leur présence sous-tend chacune de nos paroles.
Quand une chose nous ennuie on peut se sentir supérieur à celui qui aime cette chose. On se sent « au-dessus de ça ».
Et il faut reconnaître que les artistes sont comme des gosses. Ils s'intéressent à un rien. Et c'est précisément pour ça qu'ils sont si bons. Un peintre, un photographe ou un cinéaste génial a dû s'émerveiller devant bien des choses qui nous arracheraient à peine un haussement d'épaules.
La vérité serait peut-être donc ceci : l'homme qui s'ennuie de tout est supérieur à ceux qui trouvent encore de la valeur aux choses. Car il vise plus haut qu'eux. Et il trône du haut de son ennui, assis dans un coin de sa chambre obscure, dominant tous les artistes et les passionnés qui grouillent, en bas, dans la rue, occupés à leurs petites affaires. Sa hauteur est celle du mépris et de l'indifférence.
Et personne ne reconnaît ce fait fondamental, et tous continuent à aduler les artistes et les créateurs en tous genres... Une fois de plus le préjugé social en faveur de la vie et de l'activité répand ses éloges mensongers mais utiles...
Il y a pourtant deux objections sérieuses à cette vision des choses.
Premièrement, il se pourrait que l'ennui ne soit pas une marque de supériorité, mais d'infériorité. Car il résulte de l'incapacité à percevoir l'intérêt, la beauté ou la richesse de la chose (une personne, une œuvre d'art, une situation).
Deuxièmement, même si on admet que l'ennui est la marque d'un désir supérieur, il n'en reste pas moins que le monde appartient aux humbles, à ceux qui l'acceptent tel qu'il est. Il y a peut-être une opposition fondamentale entre la valeur et l'existence. Pour exister, pour vivre, il faut admettre le monde tel qu'il est, il faut renoncer aux idéaux. L'idéaliste qui s'ennuie est comme l'homme qui reste célibataire parce qu'il ne veut que la femme idéale.
Je reviens un instant sur le scepticisme (cf. ce post) pour faire cette simple remarque : il y a deux scepticismes. On peut être sceptique par ignorance, et sceptique par connaissance.
Il y a le scepticisme de celui qui n'a pas encore compris Euclide. Et il y a le scepticisme de celui qui a bien compris Euclide, mais qui a aussi découvert la géométrie non euclidienne.
C'est le printemps !
En l'honneur de cette splendide première journée de printemps qui nous a été offerte aujourd'hui (ô miracle ! bénédiction ! don du ciel !), voici une petite pensée de printemps.
Qu'est-ce que le printemps ? Le printemps, c'est la puissance du soleil. Il revient, et tout s'enflamme. Les champs portés à ébullition se mettent à crépiter de fleurs et de sauterelles, les arbres fourmillent d'oiseaux et regorgent de bourgeons. Toute la nature se met à chanter, à embaumer et à distiller son pollen dans l'air, ce qui est d'ailleurs assez obscène quand on y pense.
Quelle est cette mystérieuse puissance du soleil ? Ô divin soleil ! Les Egyptiens et les Aztèques en on fait leur dieu. Chez les Grecs il s'appelle Apollon. Je comprends qu'on y ait vu un dieu : tout, sur Terre, tire sa force du soleil. Il est l'origine des nuages et du vent, il fait la pluie et le beau temps, il nourrit toutes les créatures, il réchauffe les lézards et les hommes.
D'où tirons-nous notre énergie habituellement ? De la nourriture. C'est-à-dire des animaux ou des plantes, donc toujours des plantes, au fond (les animaux se nourrissent de plantes, directement ou indirectement). Or que sont les plantes ? Du carbone, de l'eau et du soleil. Mais l'eau et le carbone ne sont que des briques qui ne font que passer, ce qui est essentiel c'est la structure, l'énergie acquise. Bref, nous mangeons littéralement du soleil.
Magie de la chlorophylle : se nourrir de lumière. A partir de cette belle image, Simone Weil semble nous inviter à devenir des plantes.
Or j'ai passé la journée au soleil, et je confirme : nous sommes bien des plantes. Nous avons ce pouvoir chlorophyllien. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le soleil nous nourrit, il semble nous emplir directement d'énergie. Mais au fond, qu'y a-t-il de mystérieux là-dedans ? Puisque le soleil est la source de toute énergie, n'est-il pas naturel que nous soyons suprêmement rassasiés quand nous puisons directement à la source ?
Pour ma part, je suis athée, mais quand je pense au soleil je redeviens polythéiste, héliophile, et je considère les tournesols comme d'étranges correligionnaires qui se rassemblent dans de grands champs, en rangs serrés, et contemplent fixement leur dieu en une mystérieuse prière.
Ô soleil ! Toi qui ne vois aucune ombre, tant tu rayonnes !
Il n'y a plus qu'à trouver à quoi peut bien correspondre cette métaphore... Se pourrait-il donc qu'il y ait des gens qui rayonnent à ce point ? Les belles femmes, par exemple, sont un peu comme le soleil : elles ne voient que sourires et gentillesse autour d'elles...
Le déterminisme scientifique aplatit tout. Il détruit toutes les différences. On se baigne tous dans le même fleuve éternel. Aucun événement, aucun phénomène ne se distingue car tous sont régis par la même loi universelle de la nature. Toutes les choses sont les mêmes, il n'y a pas de différence essentielle entre un homme et un caillou : tout est matière, tous ces nuages d'atomes obéissent aux mêmes lois.
Et pourtant, on constate sans cesse que l'ontologie est oligarchique, voire aristocratique. La vérité n'est pas donnée par les sondages. La vérité n'est pas le cas général. Le grand nombre a tort.
Bien au contraire, la vérité apparaît dans les moments exceptionnels, aux marges, en cas de crise : c'est quand l'outil se casse, quand la machine ne marche pas que mon projet apparaît (Heidegger) ; c'est dans la difficulté que s'éprouvent les vrais amis, comme la pièce d'or sous la molaire (contes médiévaux) ; c'est dans la crise économique qu'apparaît la réalité du monde capitaliste, et dans la crise sociale la réalité des rapports humains ; c'est dans l'état d'exception qu'apparaît la véritable nature de la loi (Agamben) ; c'est aux limites, aux points problématiques, que se révèle la nature d'une fonction mathématique ou d'une équation ; etc.
Bref, le cas général ment, parce que « la nature aime à se cacher » (Héraclite). Ce n'est que de manière exceptionnelle et ponctuelle que la vérité profonde des choses perce sous l'écorce rugueuse de l'apparence et de l'habitude. « De prime abord et le plus souvent », disait Heidegger, les choses n'apparaissent pas telles qu'elles sont vraiment.
On trouve également dans la philosophie médiévale l'étrange idée de « degrés de réalité » : comme si une chose pouvait être plus réelle qu'une autre !
Mais cette idée peut se comprendre, même sans utiliser le concept vague et suspect de « perfection » : certaines entités, par exemple, ont davantage de puissance, elles jouent un rôle causal déterminant. Le cerveau dans le corps humain, la capitale dans le pays, la scène dans le spectacle, la télécommande dans la machine : à chaque fois le pouvoir, au sens très précis de causalité, se concentre dans une zone spatialement réduite. Cette zone a donc plus de réalité qu'une autre car l'avenir du monde est en quelque sorte contenu en elle.
On pourrait encore transposer cette structure à l'existence humaine : en général nous n'existons pas vraiment. Notre existence se concentre en quelques instants cruciaux, en quelques moments de vie intense, en ces quelques instants un peu miraculeux de « liberté » où nous prenons une décision. De même, au plan historique Hannah Arendt considère que la liberté advient, ponctuellement, au cours d'un événement particulier qui s'apparente à un « miracle ».
Pour un fait, pour une phrase de philosophe ou de poète, pour une œuvre d'art, il y a mille descriptions, mille représentations, mille commentaires. Et la grande majorité de ces discours eux-mêmes en viennent à porter, non sur la chose même, non sur le fait ou l'idée, mais sur l'enfance de l'artiste ou la reliure du livre, par une sorte de déplacement métonymique du regard. Un peu comme un amateur de fraises qui saliverait à la seule vue des feuilles de fraisier.
Bref, l'ontologie est oligarchique, l'être se concentre en quelques points particuliers. Je ne sais pas bien ce que signifie cette histoire. Pour l'instant je me contenterai de cette image : il y a plus de feuilles que de fruits... et les fruits sont souvent cachés par les feuilles.
C'est bon, les mecs, vous pouvez tout arrêter !
Je viens de piger ça : il n'y a pas de séduction.
Je veux dire que la séduction ne sert à rien. On fait tout un cinéma, tout un numéro, mais de toute façon la fille voit bien qui on est, ce qu'on est. Et elle décidera en toute lucidité, généralement au premier regard, si elle nous aime ou non. Notre petit jeu ne trompe personne.
Bref, on peut tout arrêter ! On peut redevenir normaux. Retrouver notre désinvolture naturelle, qui est d'ailleurs si classe. Bonne nouvelle ! Plus besoin de stresser, pas d'efforts laborieux à fournir. Sois toi-même, et de toute façon la fille qui doit t'aimer t'aimera.
Voilà une pensée tranquillisante ! Avec ça on regarde d'un œil désabusé le flot frénétique, chaque jour renouvelé, des dragueurs : toute cette énergie, ces mots, ces trésors d'imagination, ces grands gestes théâtraux, tout cela en vain, en pure perte ! Alors, comme tout ce qui est inutile, ça en devient beau.
Ô joie !
Euh... excusez-moi. Parfois on déborde de joie, c'est tout, c'est comme ça. Et on peine à la contenir. Ô moments bénis et sauvages ! Il y a de ces extases ! Et comme une traînée de poudre tout s'enflamme et explose en série...
Mais ce dont je veux parler aujourd'hui n'est pas spécialement joyeux. Il s'agit d'un drôle de phénomène : chialer au cinéma. Car au cinéma on ne pleure pas : on chiale. Comme un débile.
Quand j'étais gosse, c'est-à-dire jusqu'à il y a peu, je ne chialais pas au cinéma. Non non. Je me blindais, et nada. Défense psychologique, bouclier mental. Je ne sais pas comment je faisais. Il me semble que je me disais « ce n'est qu'un film ». Je ne voulais pas rentrer dans cette sentimentalité, je trouvais ça gluant. Puis peu à peu je me suis fait avoir par le roman : dans Victor Hugo, il y a de ces scènes morales qui font monter les larmes aux yeux. Par exemple celle-ci, qui est une histoire vraie :
Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié.
Et qui disait : « A boire! à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.
Et peu à peu je me suis mis à chialer au cinéma.
Et pourtant je n'aime pas trop ça. Je trouve toujours ça un peu gluant. Cette sentimentalité facile par laquelle le réalisateur essaie d'avoir notre cœur.
Et puis n'y a-t-il pas toujours du mensonge là-dedans ? Je suis sincèrement désolé, mais les bons et les actes grandioses, ça n'existe qu'au cinéma ! En a-t-on jamais vu, ne serait-ce qu'une seule fois, dans la vie réelle ? Dans la vie réelle on perce aussitôt à jour l'intention mesquine, ou alors on éclate de rire (tous les grands penseurs, au premier rang desquels Victor Hugo, ont remarqué cette étonnante proximité entre le sublime et le grotesque).
Bref, c'est le genre de larme qu'on n'a pas envie de boire au moment où elle roule jusqu'à nos lèvres. Et on cache tant bien que mal notre visage dégoulinant au voisin qui nous guette du coin de l'œil.
Je dis ça mais je chiale comme un gosse maintenant. Et il suffit de pas grand-chose. Parfois un rien. Tenez : aujourd'hui, c'était le film Welcome que je regardais. C'est l'histoire d'un gosse Irakien qui veut aller en Angleterre, et il apprend à nager pour traverser la Manche à la nage car il n'a pas d'autre choix. Eh bien, rien que de voir ce gosse nager dans la piscine pour s'entraîner, ça me faisait quasiment chialer.
Alors pour défendre cette larme, on pourrait dire qu'elle révèle notre profonde sensibilité. Il y a une belle scène dans le film American Beauty, ou le jeune garçon dit à sa petite chérie, en lui montrant la vidéo qu'il a faite d'un sac plastique poussé par le vent, qu'il y a tant de beauté dans le monde, que si on est assez sensible, cela en devient intolérable... et il se met à chialer.
Cela dit, celui qui a développé sa sensibilité n'aurait pas besoin de la fiction pour pleurer, il pleurerait devant la réalité, en regardant le journal télévisé. Alors que celui-ci nous arrache, dans le meilleur des cas, une moue de dégoût ou de lassitude. Un homme qui se mettrait à pleurer face à cela serait certainement doué d'une sensibilité et d'une compassion exceptionnelles. Ça arrive peut-être au Dalaï-Lama.
D'autre part on sait ce que pense Spinoza de la compassion : c'est une tristesse, donc un sentiment désagréable et qui nous affaiblit. Il faut donc l'éviter autant que possible.
Je me demande ce que dirait Spinoza de ce curieux plaisir qu'on prend à chialer au cinéma, et qu'Aristote a appelé la catharsis, c'est-à-dire la purgation... Le purgatoire serait donc une salle de ciné ?
Je ne sais que répondre pour conclure. Mais décidément cette larme me paraît suspecte. Suspecte de nous satisfaire en nous donnant bonne conscience : « Dis-donc chérie, je croyais que je n'étais qu'un salaud sans cœur, mais je suis rassuré, je viens de chialer un bon coup au cinéma. Finalement moi aussi je dois être un bon. » Et on retourne au boulot tranquillisé. Pôm pôm pôm...
Tiens, voilà que cette larme a séché sur ma lèvre.
Pendant les vacances, j'ai lu Une Vie de Guy de Maupassant. C'est l'histoire triste et réaliste d'une jeune femme normande qui épouse un homme un peu au hasard, emportée par son imagination de jeune fille, et qui par ce seul acte aura gâché toute sa vie : elle ne connaîtra jamais le véritable amour et devra endurer toutes les misères de l'existence humaine. Malgré tout elle connaîtra aussi des satisfactions, même minimes, au cœur de son malheur. Le roman se termine par cette phrase : « La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit. »
Cela fait penser à la remarque de Primo Levi dans Si c'est un homme : au camp de concentration, face aux plus grandes misères que l'on puisse imaginer, Primo Levi se rend compte qu'il n'y a pas plus de malheur absolu que de bonheur parfait : l’incertitude concernant l’avenir, l’assurance de la mort (qui fixe un terme à la joie comme à la souffrance) et les petits soucis matériels empêchent l’un comme l’autre.
Ceci nous permet encore de comprendre ce vers énigmatique :
En effet le souvenir est précisément privé de cette incertitude liée à l'avenir : il est à l'abri dans le passé. Au moment où nous vivons des instants exquis (un flirt pendant les vacances, par exemple), nous sommes complètement absorbés et nous ne savons pas comment tout cela finira. Avec le temps, si aucun malheur ne vient interrompre ces moments, et si aucun bonheur plus grand ne vient leur faire de l'ombre, peu à peu nous les voyons émerger comme les plus beaux jours de notre vie.
Finalement les souvenirs font penser au vin : ils sont dans nos têtes comme dans des fûts où ils se bonifient en vieillissant. Ah, quels nectars pourrons-nous boire quand nous serons bien vieux ! Décidément je suis impatient d'être vieux (l'autre raison, c'est pour pouvoir relire les livres).
D'abord, en hommage aux vacances qui viennent de se terminer, aux eaux noires des fleuves et aux profonds silences, je voudrais dire quelques mots sur la nuit. Car la nuit n'est pas n'importe quel envers. Elle est l'obscurité, mais constellée d'étoiles. Enfant quand je lisais un poème sur la nuit (par exemple avec Pierrot et tout ça), je croyais naïvement que le poète ne parlait que de la nuit, alors que ce n'est qu'un symbole pour bien d'autres choses, comme toujours. Il faudrait leur dire, aux enfants, au moins une fois, que les mots veulent toujours dire autre chose. D'ailleurs on ne parle jamais de l'essentiel. On tourne toujours autour du pot. Mais je m'égare...
Il y a aussi ce titre d'un livre récemment paru : « ce que le jour doit à la nuit ». La nuit, ce n'est pas seulement cette obscurité fraîche et humide. C'est surtout l'obscurité intérieure, l'oubli, l'inconscient, l'abysse intime. Et surtout la perte de soi, la dissolution, la décomposition, la défragmentation. Le silence.
J'ai parfois l'impression que mon corps est une épuisette que je traîne au fond des nuits, raclant la boue glacée du monde, dans l'espoir de recueillir une ou deux pépites.
Contrairement aux apparences, entre le fort et le faible, c'est toujours le faible qui gagne.
Chaque jour les vagues se fracassent contre les rochers. Et c'est le liquide qui aura finalement raison du solide. A l'usure.
Voilà de quoi méditer... bonnes vacances !
Je viens de revoir Dogville, le film de Lars Von Trier, et mon impression initiale s'est confirmée : ce film est magistral. Un véritable chef-d'œuvre. L'un des meilleurs films que je connaisse. Je vous le recommande chaudement !
La grande qualité de ce film, selon moi, réside dans sa richesse, malgré l'extrême économie de moyens (ce qui confirme la loi selon laquelle la qualité d'un film est inversement proportionnelle à son budget) : les images sont belles ; la narration est équilibrée, pleine de suspense et de surprises, et le scénario comporte des inventions dignes des meilleures pièces de Molière ou de Shakespeare ; les personnages ont une profondeur psychologique qui font éclater la terrible vérité de l'être humain ; enfin l'ensemble est profondément touchant. Bref, tout y est : le Beau, le Vrai, le Bon...
La question morale est au centre du film. Un personnage (dont je ne peux vous révéler l'identité sans briser le suspense ! ) expose l'idée suivante : dans le pardon il y a de l'arrogance. Etre moins exigeant envers les autres qu'envers soi-même, c'est se considérer supérieur à eux. Pardonner à un homme en raison des « circonstances », de sa nature, etc., c'est au fond le mépriser, car c'est lui dénier sa responsabilité, donc sa dignité et son humanité... Il y a par exemple cette phrase, que j'ai retenue à la volée, au cœur d'un dialogue très riche :
Bref : le comportement des hommes est toujours compréhensible, mais pas toujours excusable.
Ces idées font penser à Hegel, qui considérait que la peine de mort était la seule manière de respecter les criminels : en les excusant (en raison de leur milieu, des influences, de leurs passions, etc.), on leur dénie leur responsabilité. En les punissant
on considère au contraire qu'ils sont, comme dirait Sartre, parfaitement et absolument responsables d'eux-mêmes...
Le film est aussi une réponse à Spinoza, car selon le même personnage, même si le mal est une faiblesse cela ne suffit pas pour en excuser les hommes : ils ont le devoir d'être forts, voilà tout.
Je crois que ce qui se joue ici est aussi une profonde opposition entre la gauche et la droite : la droite (américaine comme française) adopte le point de vue de la morale, et exige, à ce titre, une ferme condamnation des hommes. La gauche, au contraire, adopte une approche sociologique du délit, elle l'envisage comme un phénomène naturel quoique social, ce qui pousse à chercher un traitement technique du problème et conduit également à amoindrir les peines.
La solution à ce débat ne me semble guère évidente... Je me contenterai pour l'instant de le poser !
Mais surtout, surtout : allez voir ce film !
Ces derniers temps j'ai regardé les sketches de Gad Elmaleh. Ils ne sont pas mal du tout.
Le rire est éminemment philosophique, on le sait depuis Platon. Il est l'indice d'un truc. D'ailleurs l'humour n'est jamais bête. L'humour est toujours intelligent. En effet, il est originalité du regard et mouvement de la pensée.
Le génie de Gad Elmaleh, c'est en grande partie de savoir faire l'enfant, de porter un regard d'enfant sur les choses. Il utilise d'ailleurs parfois le personnage de l'enfant pour faire rire. Car l'enfant, à travers ses actes et ses paroles, exprime une naïveté et une profondeur qui vont droit au cœur des choses, en toute innocence. Alors on réagit par un éclat de rire, comme pour congédier l'abysse d'une secousse de légèreté.
On dit souvent, pour critiquer l'art contemporain, notamment l'art abstrait : « un enfant de cinq and pourrait en faire autant ». Mais c'est le plus bel hommage qu'on puisse rendre à l'artiste. Contre toute idée reçue, il faut se mettre dans la tête que l'enfant n'est pas au-dessous, mais au-dessus, de l'adulte. Il voit mieux et plus clairement que nous, car il porte un regard neuf sur les choses. De sorte que c'est un véritable travail, pour l'adulte, que de retrouver la fraîcheur de l'enfance. Le philosophe Gille Deleuze, pour désigner ce travail, ce devenir-enfant, parle d'involution : une évolution à reculons en quelque sorte, une manière de s'épurer, de se simplifier, de se rafraîchir, de se mettre à nu pour mieux rencontrer les choses...
Et l'intelligence de l'enfant est celle de l'humour : l'enfant incarne la mobilité de l'esprit et l'agilité de la pensée, car il n'est pas encore entré dans le carcan de l'habitude, ce profond sillon qui étouffe et écrase toute nouveauté.
Croyez bien que je ne suis pas responsable de ce que je pense et écris.
Sans blague, ça parle dans ce que j'appelle moi.
Si les taoïstes ont raison, si le bien et le mal sont liés et n'existent que l'un par rapport à l'autre dans des proportions semblables, alors nous sommes face à de grandes difficultés pratiques, car il est alors illusoire d'espérer améliorer quoi que ce soit.
On peut certes continuer la bataille (de prof, d'homme politique, de scientifique, de médecin) mais sans espérer vaincre un jour (l'ignorance, l'injustice, l'inconnu, la maladie). Il peut bien y avoir des victoires locales, et des plaisirs momentanés ; mais aucun véritable progrès, aucune élévation durable de notre niveau de bonheur n'est possible.
On ne peut donc pas se battre dans l'idée de gagner la bataille, mais uniquement par plaisir de se battre, de jouer au grand jeu. Par conséquent si on agit, ce n'est pas pour améliorer la situation ; ce ne peut être que par vitalité, par simple désir d'agir, d'exister.
Autrement dit : le but de la vie ne peut pas être le bonheur conçu comme le terme de notre action. En revanche il peut être le plaisir du spectacle, du divertissement, de l'histoire. Avec le déclin de la religion la vie perd son sens, et à l'au-delà se substitue l'idée hégélienne que l'humanité « va quelque part ».
(D'ailleurs le christianisme ne parvenait à résoudre la contradiction et à justifier l'action qu'au prix d'une invention conceptuelle qui est la négation même de l'idée taoïste selon laquelle bien et mal sont indissociables : le paradis.)
Il est temps d'admettre cette vérité fondamentale et un peu scandaleuse : Nous ne vivons pas pour le bonheur, nous vivons uniquement par curiosité.
Cette idée m'amuse.
Elle est un peu nietzschéenne : Nietzsche préconisait une sagesse tragique, c'est-à-dire la capacité de jouir de ce spectacle tragique qu'est le cours du monde.
Ah, quelle frustration pour tous ceux d'entre nous qui n'auront pas la chance d'assister à la fin du monde !
Je n'ai pas une très grande expérience de la vie, mais j'ai bossé dans des restaurants, comme serveur. Et dans ce monde, comme ailleurs, au plus on progresse dans la hiérarchie, au mieux on est payé et au moins on en fait. Au début on est bussboy (j'étais aux Etats-Unis) : on assiste un serveur en servant les boissons, et en faisant mille petites choses insignifiantes et ennuyeuses mais indispensables.
Puis on devient serveur. Là, on est responsable de ses tables, de la commande, etc. On en fait moins, on est mieux payé. Mais on a plus de « responsabilités » (ce fameux concept, qui m'a d'abord intrigué, et qui maintenant me fait rigoler, par lequel on justifie cet état de choses).
Puis on devient manager. Là, on ne fait quasiment plus rien. On briefe les serveurs, on accueille les clients, on surveille le tout. On passe son temps à papillonner, discutant de ci de là avec les clients. On n'intervient qu'en cas de problème. Et c'est là qu'on est le mieux payé.
Cela semble injuste et peut-être l'est-ce vraiment. Mais ce que j'ai fini par comprendre, c'est pourquoi il doit en aller ainsi.
Le truc, c'est que pour être manager il faut être capable d'être serveur. Tout manager peut être serveur. Par conséquent, ce poste doit nécessairement être mieux payé, sinon personne ne le prendrait. De manière générale : les postes occupés par ceux qui pourraient occuper d'autres postes doivent nécessairement être mieux rémunérés que ces autres postes.
Ce n'est pas une nécessité morale, c'est une nécessité logique. Je ne veux surtout pas dire que ce système est juste. Au contraire, il me semble profondément injuste. Mais il est naturel. Ce n'est pas demain la veille que cet état de fait changera.
On ne prête qu'aux riches (et ceci vaut pour l'argent aussi bien que pour le reste), on leur donne même avec joie, et les types qui creusent tout le jour dans les entrailles du monde crèveront sans un sou.
S'il y a une question qui nous embrouille, c'est bien celle de l'égoïsme.
« Tout est égoïste, dit-on. Il n'y a pas d'acte désintéressé. Même dans l'acte le plus altruiste on cherche à se donner bonne conscience, etc. » Bon. Deux remarques préliminaires :
Mais le plus intéressant dans cette idée que « tout est intéressé » est qu'elle nous permet de comprendre qu'au sens psychique fondamental, « il n’y a ni actions égoïstes, ni actions altruistes : ces deux notions sont un contresens psychologique » (Nietzsche, Ecce Homo, III, 5). Et Nietzsche ajoute : ces deux notions sont des mythes, car le concept d'ego lui-même est un mythe et une fiction. Au fond toutes nos actions sont impersonnelles, car nos valeurs fondamentales et notre Moi lui-même ne sont pas toujours au service du Moi. Au mieux, on peut dire que certaines de nos actions on pour effet de nous profiter ou de nous nuire. Mais au niveau psychologique le concept d'égoïsme n'a tout simplement aucun sens. De sorte que la morale kantienne est construite sur une fiction, et que sa véritable nature apparaît au grand jour : ce que Kant (et la morale commune avec lui) valorise par le concept d'« acte désintéressé », c'est au fond l'effort, la souffrance, la violence que l'on se fait à soi-même.
Le déterminisme est une hypothèse stupéfiante.
D'abord, parce qu'elle est vraie. Ou du moins nous devons la tenir pour vraie : tous les arguments sont pour elle, aucun n'est contre.
Ensuite, il faut bien comprendre ce qu'elle dit : que rien n'est possible, sauf une seule chose, un seul futur. Le concept de possibilité est une illusion. Le monde se dresse d'un bloc, passé, présent et futur, comme une pierre que le faisceau de l'instant parcourt du regard.
Concrètement : je crois pouvoir faire ceci ou cela, mais c'est faux, je ne « peux » faire qu'une seule chose. Et pourtant... Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes « libres ». C'est bien là l'aspect le plus stupéfiant. Comment la vie et l'action sont-elles possibles si le concept de possibilité n'est qu'une illusion ? C'est pourtant sur cette base que nous agissons chaque jour.
Qu'est-ce qui est possible ? Ce qui n'est pas impossible. Une possibilité est l'envers d'une contrainte. Je peux aller là il n'y a pas de mur. Or le concept d'impossibilité, lui, est parfaitement légitime. Il y a bien de l'impossible. Le concept de possibilité n'est donc pas tout à fait faux : en réalité il désigne une incertitude. Est « possible » ce que nous ne savons pas être impossible. C'est-à-dire que le « possible » contient au moins la possibilité.
Mais il y a mieux encore : c'est qu'en vérité ce qui me semble possible est effectivement possible, mais uniquement pour moi. Il y a là un profond paradoxe, car il y a circularité. Mon cerveau étant impliqué dans le phénomène, il y a bien du possible pour lui. Car de son point de vue, il doit être effacé lui-même : une machine ne peut s'intégrer elle-même dans son propre calcul. Je ne peux pas être une donnée du problème que je me pose. Je ne peux pas être une variable indépendante car je suis une variable dépendante. Ce qui est une manière un peu précise de dire que l'œil ne fait pas partie du champ visuel.
Je suis bien libre, mais uniquement de mon point de vue. Uniquement au moment où je pense, car c'est cette pensée qui va déterminer mon action, donc le futur. Pour un autre, je ne suis pas libre. La liberté existe du point de vue d'un homme ou de toute machine agissante. En revanche la liberté n'existe pas du « point de vue de nulle part », qui est le point de vue habituel du langage scientifique. On pourrait parler, pour désigner cette liberté bien particulière, d'un indéterminisme subjectif. Il y a là un concept fonctionnel, pour machines pensantes, tout à fait rigoureux il me semble.
Pour le dire encore une fois, d'une manière peut-être encore plus claire : il est rationnel d'utiliser ce concept de liberté en tant qu'être humain. Il est rationnel de penser que ce que nous ne savons pas être impossible est possible. C'est de ce paradoxe que je voulais rendre compte : bien que le monde soit déterminé il est néanmoins rationnel de faire comme s'il ne l'était pas.
Il est donc à la fois vrai que tout est déterminé, et que je suis libre de déplacer ma main à gauche ou à droite. Le monde est déterminé mais je suis « libre » car je suis une partie du monde.
Vous allez pas me croire.
Y a des jours où on aime tellement la vie qu'on se dit que même mourir sera un plaisir car c'est encore vivre... où on aime souffrir car c'est encore une sensation...
Je vous avais prévenus !
(Il y a de l'indicible. On ne peut que le montrer. Il y a une grande différence entre lire une phrase et la vivre.)
Notre admiration pour les héros est un phénomène étonnant.
On aime d'abord le héros comme on aime la vertu qu'il incarne : par égoïsme. En effet, rien ne m'est plus utile qu'un homme « bon ». Paradoxe : l'altruisme tire sa valeur de l'égoïsme !
Voilà pour l'admiration. Mais il est plus difficile d'expliquer pourquoi on veut ressembler au héros. En effet, si on y réfléchit deux minutes, il n'est peut-être pas si agréable d'être le héros du dernier film américain : on risque de crever à chaque minute. A voir, ça va, mais à être, c'est une toute autre affaire.
Première explication : peut-être veut-on être un héros pour faire l'objet de l'admiration, précédemment évoquée, qu'il suscite. On sait bien que la vertu procède de l'amour des éloges (Hobbes, Léviathan, I, 11).
Mais il y a une autre raison : le mousquetaire prêt à risquer sa vie pour l'honneur nous stupéfie aussi par sa capacité à mettre ses valeurs tellement au-dessus de sa vie. Il y a là une sorte de magie, de supériorité miraculeuse. Il semble mépriser la mort. Quelle chance ! Quelle force ! Et c'est peut-être aussi pour cela que nous désirons lui ressembler.
Nous sommes épatés par le héros, car il a un « air de miracle », comme disait Nietzsche. Il semble défier les lois naturelles, en particulier la loi de l'égoïsme universel.
C'est encore cette admiration que Kant appelle le pur respect de la loi morale, c'est-à-dire le respect ressenti pour celui qui réprime ses penchants égoïstes au nom du seul devoir.
Enfin on trouve encore cette idée chez Jésus, qui rejette la loi du talion en expliquant que la bonté consiste à faire davantage que ce qui est seulement « normal » :
D'ailleurs le cinéaste Lars Von Trier verra dans cette manière de se placer au-dessus des lois une forme d'arrogance. En particulier, être plus exigeant envers soi-même qu'envers autrui, n'est-ce pas se considérer supérieur à lui ? Mais c'est une autre histoire... Si cela vous intéresse, regardez le film Dogville !
Le chômage est une anomalie : un chômeur, c'est un type qui veut travailler : pour gagner de l'argent, pour acheter des biens de consommation. Or dès l'instant où quelqu'un veut travailler, un emploi est automatiquement créé, car la demande (de biens de consommation) crée automatiquement une offre de travail, c'est-à-dire un emploi.
Pour le voir encore plus clairement, imaginons une économie sans division du travail. Alors toute demande de biens crée automatiquement un emploi : si je veux une chose je me la fabrique moi-même.
Le chômage est donc une pure anomalie, un paradoxe, une absurdité. Il reste à savoir d'où vient le bug.
A l'évidence, le problème est que la demande potentielle (de marchandises) ne débouche pas sur une demande réelle (de travailleurs pour produire ces marchandises). Le chômage vient donc certainement de l'excessive pauvreté des pauvres. (NB : aux Etats-Unis, pour maintenir la consommation malgré cette pauvreté les travailleurs ont eu massivement recours à l'endettement, ce qui a d'ailleurs été à l'origine de la crise actuelle.)
La solution au problème du chômage est donc la redistribution. Car la redistribution augmente la propension moyenne à consommer de la population, comme l'a vu Keynes il y a bien longtemps déjà. Pour le comprendre simplement : 100 € pris à un riche et donnés à un pauvre seront presque entièrement dépensés au lieu d'être presque entièrement épargnés (car au plus on est riche au plus on épargne une fraction importante de son revenu).
Pour supprimer le chômage il faut donc redistribuer, c'est-à-dire :
La seule question est de savoir comment parvenir à ce but dans les meilleures conditions (sans restreindre la liberté individuelle, sans induire d'effets pervers, sans introduire d'injustices, en tenant compte des contraintes liées à la concurrence internationale, etc.).
De plus en plus, nos actes sont guidés par le discours du biopouvoir. Par exemple, les discours des nutritionnistes sur ce qui est bon et ce qui ne l'est pas déterminent de plus en plus notre alimentation. Or agir en suivant ces prescriptions est non seulement laid et ennuyeux, mais douteux, car les questions sont loin d'être tranchées. Chaque nouvelle étude tend à contredire la précédente. La salade est cancérigène ; mais ne pas manger de salade est encore plus cancérigène. La science n'a pas encore fait le tour de l'homme, et il est probable qu'en vérité l'alimentation idéale dépend de la complexion de chacun, et que finalement notre goût, notre instinct, soit le meilleur guide. Et quand bien même il ne le serait pas, ne vaut-il pas mieux une vie courte passée à faire ce qu'on aime plutôt qu'une longue vie guidée par les prescriptions et les ordonnances des médecins et des scientifiques ?
Voici donc une philosophie merveilleusement simple : dans le doute, quand il faut choisir entre deux actes aux conséquences lointaines et incertaines, autant opter pour la solution la plus agréable dans l'immédiat.
Finalement cette philosophie est en quelque sorte l'inverse du pari de Pascal. A l'époque où l'éternité paraissait avoir quelque crédibilité, Pascal pouvait utiliser les statistiques pour recommander de sacrifier la vie terrestre dans l'espoir d'un au-delà. Aujourd'hui, avec la terre et la chair pour seuls horizons, les mêmes statistiques nous conduisent au résultat inverse, et au principe de précaution on peut opposer le principe de plaisir.
Mais ceci ne vaut que pour l'action qui n'engage que nous. Quand notre action risque d'avoir des conséquences pour l'environnement et les générations futures, alors la prudence reste de mise.
L'autre soir, au bar, un ami artiste remarquait ce paradoxe : la création artistique est un travail épuisant, et pourtant elle nous donne plus d'énergie qu'elle n'en consomme. Créer donne la pêche.
Ça m'a fait penser à ce que dit Henry Miller sur la sexualité : au plus on aime, au plus on désire.
Ces idées sont contre-intuitives. On s'attendrait plutôt à l'effet inverse. Comment peut-on recevoir alors que l'on donne ?
Cela contredit aussi les idées freudiennes sur la sublimation, qui supposent que nous aurions en quelque sorte une quantité d'énergie donnée que nous pourrions dépenser d'une manière ou d'une autre. Cette théorie de la sublimation est d'ailleurs radicalement remise en cause par certains philosophes. Simone Weil, par exemple, considère que c'est exactement le contraire de la sublimation qui se produit : ce n'est pas un désir sexuel qui est transformé en désirs spirituels, mais au contraire les désirs spirituels de l'homme qui sont incarnés dans la création artistique et le désir sexuel :
Bref,
faire l'amour est une manière de chercher Dieu, ou la Vérité, ou le Bien... On retrouve la vieille hypothèse idéaliste de Platon, belle mais folle. Je dis folle, mais cette manière de voir comporte une part de vérité. L'homme est corps et esprit, et il n'est pas facile de savoir si c'est le corps qui détermine l'esprit ou l'inverse.Pour ma part, il m'est arrivé de rêver que je faisais la révolution, ou que je cherchais la Vérité ; et en même temps, dans mon sommeil, j'étais en train de sauter sur la femme qui se trouvait à mes côtés : mon désir sexuel était totalement transfiguré, sublimé dans le rêve ! Etait-ce mon désir de Vérité ou de Victoire qui s'incarnait, ou un désir purement charnel (et en tant que tel, absolument dénué de sens) qui prenait une forme spirituelle ?
Tout ce que l'on peut dire, c'est que le corps et l'esprit de l'homme avancent d'une seule pièce ; de sorte que toute activité comporte toujours deux dimensions, l'une corporelle et l'autre spirituelle. On retrouve ici le parallélisme de Spinoza : ce n'est ni le corps qui détermine l'esprit, ni l'esprit qui détermine le corps (affirmer l'un ou l'autre serait faire une erreur catégorielle), mais une même réalité qui se manifeste simultanément sur le plan physique et sur le plan mental.
Ou pour le dire avec la simplicité de Miller :
Cette manière de voir les choses nous aide à comprendre que le désir puisse se stimuler lui-même et « accroître notre puissance », pour le dire dans les mots de Spinoza. C'est une conception étroitement matérialiste, ou à court terme, qui nous induit en erreur : car même dans le sport l'effort produit, à long terme, un surcroît de force et d'énergie. Il y a là une magie de la vie et de l'existence, que l'on retrouve aussi bien au plan corporel qu'au plan existentiel. C'est peut-être aussi la condamnation chrétienne des désirs qui nous empêche de voir à quel point ils nous sont favorables. Sans parler de cette vieille idée selon laquelle l'homme chercherait le bonheur, entendu comme repos, et non l'activité, le désir, l'augmentation de puissance.
Ce matin, il neigeait.
Par la fenêtre, tout était froid et blanc. Il y avait les toits, les cheminées, les bouts de murs. De tout petits flocons tourbillonnaient dans l'air. C'était un temps à ne rien faire. Alors je n'ai rien fait, et je suis resté là à regarder par la fenêtre. Et j'écoutais Erik Satie. Je me suis rendu compte que sa musique allait parfaitement avec ce temps : chaque note tombe doucement, comme un flocon de neige.
A quelques mètres, sur une branche, il y avait une sorte de corbeau, je veux dire un oiseau à peu près noir. Comme moi, il attendait et il regardait la neige tomber. Que faire d'autre par ce temps ? On attend et on regarde. Les animaux attendent. Les végétaux aussi : cet arbre décharné sur lequel l'oiseau est posé, qui tend ses bras nus vers le ciel, qui ressemble à un saule mais n'en est pas un, lui aussi semble attendre que ça passe : tout sec, dans le froid, il a cessé de vivre, momentanément. Il hiberne.
Bref, tous les êtres vivants (l'arbre, l'oiseau et moi) étaient là, à attendre que ça passe, que le monde minéral ait fini de s'agiter.
Metropolis est un célèbre film de Fritz Lang réalisé en 1927. L'histoire se déroule dans le futur. La ville est partagée entre gratte-ciels immenses et souterrains macabres où vivent les travailleurs : au plus on est riche, au plus on habite en hauteur, et le grand patron de la ville habite tout en haut du plus haut gratte-ciel. Mais un jour, le fils du patron découvre le monde souterrain et la condition des misérables qui y travaillent...
Je vous passe les détails, mais finalement les travailleurs se réconcilient avec le grand patron grâce à la médiation de son fils. Et la morale s'affiche à l'écran en toutes lettres : « Mittler zwischen Hirn und Händen muss das Herz sein. » « Entre la tête et la main, le cœur est le médiateur indispensable. »
On pourrait risquer un rapprochement avec Les Frères Karmazov de Dostoïevski. Ce polar philosophico-religieux met en scène trois frères : Ivan, intellectuel athée ; Dimitri, homme d'action fougueux et passionné ; et enfin Alexis, jeune homme au grand cœur, plein de foi et de bonté.
La conclusion est moins explicite mais tout aussi claire : Ivan sombre dans la folie, Dimitri est envoyé au bagne, et seul le jeune Alexis apporte une note d'espoir, encourageant les enfants du village (qui représentent la nouvelle génération) à toujours entretenir la bonté qui est en eux. Pour cela il les exhorte à toujours se souvenir de la compassion qu'ils ont eue pour leur petit camarade qui vient de mourir :
« Mes chers petits enfants, vous ne comprendrez peut-être pas ce que je vais vous dire car ce que je dis est souvent incompréhensible, mais vous retiendrez mes paroles et plus tard vous me donnerez raison. Sachez donc qu'il n'est rien de plus noble, ni de plus fort, ni de plus sain, ni de plus utile dans la vie qu'un beau souvenir, surtout s'il remonte encore à l'enfance, à la maison paternelle. »
S'il y a une idée à la mode sur laquelle je n'ai pas fini de taper , c'est bien celle-ci :
« Chacun son point de vue. Chacun son avis. Chacun sa vérité. »
Et aussi, plus subtil mais pire encore :
« De toute façon même les philosophes ne sont d'accord sur rien. »
Alors remettons les pendules à l'heure.
Primo, la vérité ne dépend pas de chacun, elle est unique et s'impose à tous (désolé pour les démocrates.) Le théorème de Pythagore n'est pas vrai pour les Grecs et faux pour les Turcs. Il n'est pas non plus faux pour un fou, c'est juste que le fou ne le comprend pas. Si le ciel est bleu, il l'est pour tout le monde. Sinon c'est qu'il n'est pas bleu, et que la couleur dépend de chaque sujet. De même, toute question admet une réponse et une seule ; sinon c'est qu'elle est mal posée. Que nous ne connaissions pas la réponse à une question ne change rien au fait que cette réponse existe et est unique. Ainsi, la conjecture de Fermat (il n'y a pas de nombres entiers non nuls x, y, z tels que xn + yn = zn pour n supérieur à 2) était vraie avant qu'elle ne soit démontrée (en 1994), et la conjecture des nombres premiers jumeaux (il existe une infinité de nombres premiers p tels que p + 2 soit aussi premier) est déjà vraie ou fausse, bien qu'elle ne soit pas encore démontrée.
Et j'irai même encore plus loin : même si on démontre un jour qu'une proposition est indécidable (c'est-à-dire qu'on ne peut démontrer ni sa vérité, ni sa fausseté), comme le prévoient les théorèmes d'incomplétude de Gödel, elle n'en restera pas moins vraie ou fausse.
Deuxio, venons-en maintenant aux « divergences entre les philosophes ». Il serait peut-être temps de battre en brèche ce vieux lieu commun, trop souvent admis, et qui ne repose sur rien. Certes, il y a différentes philosophies, et surtout différentes valeurs. Mais y a-t-il des désaccords théoriques durables ? Il faut parfois le temps (quelques siècles) que la réflexion progresse. Mais je tiens à souligner deux choses :
Et c'est là le point décisif : les philosophes sont, en tout cas, d'accord sur ce point : la vérité existe, et elle est unique. Même les sceptiques et les relativistes les plus extrêmes admettent ceci, à un jeu de langage près. Pourquoi cela ? Pour au moins deux raisons fondamentales :
« A chacun son avis », dites-vous ? Mais alors c'est, et ne peut être, que votre avis, et disant cela vous renoncez d'avance à m'en convaincre. Ce qui tombe bien !
Les jolies filles ont tendance à surestimer la valeur de la beauté, les riches la valeur de l'argent, et les philosophes la valeur de la pensée. Car chacun a intérêt à valoriser le domaine où il excelle. Il y a donc bien du mépris dans la compassion de l'Occidental pour l'Africain, du pianiste pour le philistin, et du paon pour le cheval. Platon et Mill n'ont donc peut-être pas raison quand ils prétendent qu'il vaut mieux être un sage insatisfait plutôt qu'un porc satisfait :
Je ne suis pas sûr que le sage connaisse véritablement la bêtise, ni surtout le plaisir particulier qui l'accompagne. La bêtise n'est pas affaire de capacité mais d'intérêt et de volonté. Il n'y a pas de gens plus ou moins intelligents, il n'y a que des gens plus ou moins curieux. Pour être « bête », il faut aimer ça ; on le constate chaque jour. En vérité, la bêtise reste une énigme que personne n'a encore comprise.
Il y a en gros deux théories économiques de la valeur :
Ces deux théories concernent la valeur d'échange et non la valeur d'usage du bien en question. De sorte que l'oxygène que nous respirons, bien qu'il ait une valeur (d'usage) extrêmement élevée, a une valeur d'échange à peu près nulle.
Plus profondément, selon la logique économique la nature n'a aucune valeur, car elle donne gratuitement.
Cette bizarrerie se répercute dans la mesure du PIB : le PIB ne mesure pas la véritable valeur des choses. Par exemple, une épidémie ou une augmentation des accidents de la route sont des facteurs de croissance, car ils impliquent davantage d'activité économique.
Il pourrait sembler que les problèmes écologiques nous obligeront à prendre en compte la valeur réelle des choses, et même à savoir la mesurer précisément pour en faire supporter les coûts de manière juste à ceux qui détruisent les richesses naturelles. Mais en vérité il suffit peut-être de s'en tenir à la conception classique : ce qui détermine le prix d'une pollution (ou de tout autre externalité « négative »), c'est tout simplement le coût de la dépollution ou du nettoyage correspondant. Autrement dit, la valeur « réelle » des choses ne peut être mesurée que négativement en quelque sorte.
Et c'est bien normal : car la valeur de la nature est infinie. On retrouve ici une idée bien connue : la notion même de valeur n'est définie que dans un système. La nature, étant la condition de toute valeur, n'a pas de valeur. (C'est-à-dire qu'elle a une valeur infinie, si on préfère.) On pourrait d'ailleurs appliquer le même genre de raisonnement aux banques centrales et aux Etats, qui en tant que prêteurs en dernier ressort constituent les conditions du système et ne sont donc pas évaluables dans ce système...
Décidément tout se tient, et les mêmes lois s'appliquent aux banques et aux poissons !
« On est pas des larbins. »
Phrase prononcée par un élève qui s'offusque de devoir mettre sa chaise sur sa table. Elève qui profite gratuitement, depuis son enfance, d'une école dont le coût important pèse sur l'ensemble de la société. Et qui, quand on lui demande de nettoyer sa propre crotte, vous dit qu'il n'est pas un larbin, avec une poignante indignation dans la voix.Il y a des végétariens qui le sont parce qu'il aiment les animaux et ne veulent pas leur faire de mal. (Ce qui est déjà paradoxal : j'ai un ami qui est plus cohérent : il déteste les animaux et c'est pour ça qu'il est végétarien.)
Mais pourquoi compatir avec les poulets et pas avec les salades ? Les salades aussi son des êtres vivants.
Je suppose que c'est une extension de la philosophie morale de Hume : je préfère ma famille à mes amis, mes amis à mes compatriotes, mes compatriotes au reste de l'humanité, l'humanité aux animaux, et les animaux aux végétaux... (A ce sujet, d'ailleurs, Lévi-Strauss voit dans le racisme le prolongement naturel de l'humanisme : on commence par mettre l'homme au-dessus des animaux et on finit par mettre une ethnie humaine au-dessus des autres.)
De plus, philosophiquement cela pose un problème, car on ne sait même pas distinguer l'animal du végétal. Une anémone de mer, par exemple, c'est un animal ou un végétal ? Vous demanderez à votre prof de biologie.
J'en conclus qu'il faut pousser les choses plus loin. Allons au bout de notre idée consistant à ne pas faire de mal aux autres. Le problème, c'est que nous nous nourrissons exclusivement d'êtres vivants, si bien que « chaque créature est le tombeau vivant de mille autres », pour reprendre la magnifique et morbide formule de Schopenhauer, qu'on peut vaguement se représenter par une toile d'Arcimboldo.
Heureusement, la nature est bien faite : en réalité certaines choses sont faites pour être mangées : les fruits. Eh oui. Les fruits sont fabriqués par les plantes pour que nous, les animaux à pattes, on les bouffe, disséminant ainsi les graines. A partir de maintenant tous ceux qui mangent autre chose que des fruits sont des méchants.
Alimentaire, mon cher Watson.
La question de la perfection du monde est une question difficile.
En plaçant un Dieu bienfaisant à l'origine du monde, les religions veulent nous faire croire que le monde est parfait. C'est une vision kitsch, au sens de Kundera : négation de la merde. Et pourtant c'est bien cela que doit faire toute religion et même toute philosophie, tout discours qui n'invite pas au suicide : justifier le monde. Cela veut dire : justifier la souffrance. Aussi retrouve-t-on dans toute philosophie cette justification de la souffrance :
Il y a tout de même plus de beauté dans cette dernière version que dans les autres, je trouve, parce qu'elle est plus vraie. Tout comme la philosophie de Spinoza et de Victor Hugo, ce panthéisme qui embrasse la totalité de la nature du regard.
Pour Spinoza par exemple, la souffrance d'une créature est toujours le bonheur d'une autre. Donc du point de vue du tout il n'y a pas de souffrance, il n'y a pas de diminution de puissance, un peu comme en physique, un système fermé ne peut perdre d'énergie.
Et Victor Hugo : « Le beau n'a qu'un type ; le laid en a mille. Le beau s'accorde avec l'homme ; le laid s'accorde avec la création entière. » Les monstres grotesques et effrayants qui hantent les cathédrales moyenâgeuses expriment cette vision formidable de la nature.
Il faut souligner la différence entre cette vision et les autres, entre le panthéisme et les divers théismes. Pour le christianisme, le mal existe, mais il sera un jour puni, supprimé, résorbé, compensé ; alors que pour les panthéistes, c'est-à-dire les athées (« Dieu, c'est-à-dire la Nature », écrit Spinoza) le laid et le mal sont compensés immédiatement, donc ils n'existent pas vraiment, ils apparaissent seulement de notre petit point de vue, ils sont le résultat d'une perspective de grenouille sur le monde.
Finalement si on ajoute la schizophrénie des panthéistes (s'identifier à Dieu, ou du moins adopter son point de vue) et le taoïsme (pas de haut sans bas) on en vient à aimer la souffrance quand elle est là, et à sortir sans manteau en hiver. Et à apprécier l'ombre, y voyant le soleil.
Le monde est donc parfait ; mais non pas kitsch. C'est-à-dire qu'il est nécessaire.
Il y a un truc que j'ai toujours eu du mal à comprendre chez Hannah Arendt : cette idée que le déclin de l'autorité serait lié au fait que les adultes ne sont plus « responsables du monde ».
Voici ce qu'elle écrit : l'autorité du professeur « se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : "Voici notre monde". » (Hannah Arendt, La Crise de la culture)
Je n'ai jamais bien compris ce truc : en effet, nous ne nous sentons pas responsables du monde, car nous ne le sommes pas ! Nous n'avons pas fait ce monde que je sache !
Et pourtant si. Qu'est-ce que « ce monde » ? C'est toujours le monde de quelqu'un, pour quelqu'un. C'est le monde de nos enfants. Eh bien précisément, nous avons fait ce monde, car nous avons fait nos enfants.
Telle est la lourde responsabilité des adultes. Faire un enfant, c'est admettre le monde tel qu'il est. Les parents sont donc bien responsables de ce monde où ils jettent leurs enfants. Daniel Pennac a écrit de belles pages là-dessus (dans Monsieur Malaussène au théâtre si ma mémoire est bonne).
En chinois le mot « crise » s'écrit avec deux idéogrammes : le premier (Wei) signifie « danger », le second (Ji) signifie « opportunité ».
(Suite du billet précédent.) Puisque Big Brother est la version moderne de Dieu, il faudrait peut-être mettre fin une bonne fois pour toutes à l'hypocrisie hystérique et reconnaître que Big Brother n'existe pas plus que Dieu.
Le centre a toujours été vide. C'est-à-dire que le pouvoir n'est pas en haut, mais en bas ; il n'est pas dans l'œil, mais dans celui qui se sent observé. Il n'est pas dans le dominant, mais dans le dominé. Le pouvoir, c'est l'obéissance.
Ou pour le dire dans les termes de La Boétie : la servitude a toujours été volontaire ; le pouvoir ne tient que grâce à ceux qui le soutiennent.
Par conséquent le pouvoir est en chacun de nous. La « démocratie » est et a toujours été.
Ici comme ailleurs la technique dévoile peu à peu la vérité et met l'homme face à ce fait, c'est-à-dire face à lui-même. Fluidification et intériorisation de la contrainte. L'autocratie technique arrive.
Big Brother n'est pas nouveau. Dieu, ce justicier bienveillant, tout-puissant et surtout omniscient, n'était pas autre chose.
Simplement, avec le déclin de la religion et le progrès de la technologie, ce vieux dispositif sembla ne plus suffire. Le prêtre céda la place au policier, puis au médecin. Et l'œil imaginaire de Dieu fut remplacé par l'œil électronique des caméras de surveillance.
Mais le fonctionnement est le même : dans chaque cas c'est le sentiment d'être observé qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir.
De nombreuses personnes refusent de croire à l'utopie communiste, alors même qu'elle se réalise dans certains domaines (communisme électronique notamment). Et il en va de même dans tous les domaines, de la présentation d'un concours aux relations amoureuses en passant par le bateau-stop : la première cause d'échec, c'est l'auto-disqualification.
C'est parce que nous croyons que les choses sont impossibles qu'elles le sont effectivement. C'est le manque d'imagination qui appauvrit le monde. Tout ce qui existe a d'abord été rêvé par quelqu'un.
Finalement ce refus de voir la beauté m'évoque une image : c'est comme un type à qui on dit qu'il y a un superbe cerisier couvert de cerises de l'autre côté de la colline, et qui refuserait de nous croire et d'aller vérifier. Eh bien, au diable, n'en mange donc pas, et reste dans le petit monde que ton imagination produit.
Il faut être digne du monde, il faut être à la hauteur de la beauté ; c'est-à-dire la percevoir. Celui qui en est incapable ne la mérite pas. Notre plaisir dépend de nos capacités de jouissance. Si nous sommes malheureux c'est que notre cœur est trop petit pour la beauté infinie du monde, qui nous dépasse et qui plane, sereine, au-dessus de nos têtes.
Que reste-t-il du christianisme ? Selon le philosophe hédoniste et athée Michel Onfray, beaucoup de choses. En particulier cette valorisation morbide de la souffrance, conçue comme une expiation. L'école serait l'un des lieux où apparaît cette conception de la souffrance, avec l'idée implicite que l'école doit être pénible. Alors que le savoir est et devrait être une chose si légère, si gaie, si folâtre !
Ce que je remarque quant à moi, c'est que cette conception de la souffrance alimente peut-être aussi l'hostilité au libéralisme. Car le libéralisme est l'idée d'un « jeu à somme positive », pour reprendre l'expression des sociologues, c'est-à-dire l'idée d'un bénéfice pur par l'échange. D'ailleurs l'idée que les vices privés (les intérêts égoïstes) puissent faire les vertus publiques est déjà, à elle seule, profondément anti-chrétienne. « Dieu ne permettrait pas une telle magie ! Tout se paie, il ne fait pas de cadeaux ! »
Eh si. La Nature, du haut de son amoralité, peut se permettre cela. La tâche actuelle est de sortir de la vieille morale et de sa mauvaise conscience poisseuse pour nous rendre enfin capables de recevoir ces cadeaux.
A une époque, quand je travaillais à New York, j'avais coutume d'aller prendre ma pause de midi dans un petit parc triangulaire et très mignon quoique coincé entre deux grandes avenues (Broadway et la 6e Avenue).
Un jour, j'y ai rencontré un vieil américain d'origine coréenne. Probablement retraité, il s'assit à ma table pour profiter d'un rayon de soleil. Il me raconta qu'il avait tenu une petite bicoque dans la rue voisine. Pendant la majeure partie de sa vie, il avait travaillé là, difficilement et péniblement, luttant contre la concurrence, endetté jusqu'au cou, mais dans l'espoir, un jour, de posséder enfin sa boutique et de quitter cet esclavage. Hélas, pour diverses raisons ce beau rêve ne s'était pas produit, et aujourd'hui il vivait péniblement sinon misérablement dans la banlieue du Queens. Et finalement il me dit qu'il aurait mieux fait de rester tranquillement chez lui, en Corée, plutôt que de se donner tout ce tracas.
Et il conclut par cette phrase, prononcée avec un fort accent coréen qu'il avait gardé tout ce temps : "They tell you you will have it, but no! You never get it! You work, you work, but you never get nowhere."
Je compris que tout ceci s'adressait à moi, jeune travailleur plein d'illusions.
J'en ai retenu un beau résumé du libéralisme et du rêve américain : les privilèges d'une minorité miroitent aux yeux du grand nombre, qui se met à courir. Le libéralisme est une loterie : les inégalités sont criantes, mais tous les acceptent, y compris les plus pauvres (et peut-être surtout eux) dans l'espoir qu'ils atteindront le sommet, dans l'idée, à peu près complètement fausse, que ce sommet est accessible à tous.
Telles sont les deux manières de concevoir une société juste : ou bien les places sont équitables, et la place du maçon vaut celle du PDG. Ou bien les injustices sont criantes et avouées, mais les positions sociales sont (en théorie du moins) ouvertes à tous.
Cette seconde conception de la justice est particulièrement amusante. Les privilèges les plus exorbitants justifiés et légitimés par l'existence d'un concours d'entrée équitable et ouvert à tous. Du point de vue de l'individu, cela semble acceptable, car chacun pense avoir sa chance. Ce n'est que du point de vue collectif que l'échec du plus grand nombre apparaît comme une nécessité logique absolue.
La justice est-elle si ennuyeuse, pour que nous lui préférions ce jeu cruel ?
Alors ça j'en parle parce que c'est quand même comique : il paraît (selon une étude menée par John Coates, de l'Université de Cambridge, et parue aujourd'hui) que les financiers qui ont l'annulaire plus long que l'index sont meilleurs que les autres.
Explication : un annulaire plus long que l'index révèle un niveau élevé d'exposition prénatale aux androgènes, ce qui entraîne un taux élevé de testostérone, une hormone qui accroît la confiance en soi et la vitesse de réaction.
Il y a par ailleurs l'idée qu'il suffit d'avoir confiance en soi pour réussir. J'aime bien cette idée, qui entre dans la vaste catégorie des « théories de la magie » : il suffit de croire en une chose pour qu'elle advienne. Prophétie auto-réalisatrice. Et inversement il suffit bien souvent d'imaginer le pire pour qu'il se produise. Car l'imaginer c'est déjà le vouloir, et par ailleurs la seule crainte nous affaiblit déjà.
C'est là une belle théorie, qui fonde d'ailleurs le spinozisme (je veux dire l'idée qu'il faut chercher au maximum à voir le bon côté des choses pour être mû par un affect de joie plutôt que par une passion triste). Et c'est aussi sur la base de cette idée que la psychanalyse explique qu'un enfant ayant reçu beaucoup d'amour de sa mère aura une forte confiance en lui et réussira dans la vie.
Mais si la confiance en soi est déterminée biologiquement, cela suggère une autre explication : il se pourrait que ce ne soit pas la confiance qui entraîne la réussite, mais un troisième facteur (hormonal) qui entraîne à la fois la confiance en soi et des dispositions particulières (ex : la vitesse de réaction, selon cette étude) qui favorisent la réussite.
Quoi qu'il en soit, il reste sans doute vrai que la confiance en soi est facteur de succès, car elle possède une efficacité causale propre : elle se traduit par des effets psychologiques et existentiels non négligeables. C'est pourquoi la chance sourit aux audacieux : car elle n'existe que pour celui qui est prêt à la saisir...
Le premier diagnostic pré-implantatoire a été réalisé au Royaume Uni, et ça fait un peu peur. Pourquoi ? Parce que si désormais nous pouvons sélectionner nous-mêmes un embryon pour éviter que notre progéniture ait telle ou telle maladie, eh bien, en quelque sorte nous le devons, et c'est une responsabilité de plus (ô combien lourde !) qui passe des mains de Dame Nature aux nôtres.
Et bientôt c'est le monde entier qui pèsera sur nos fragiles épaules. Nous serons comme Atlas ; mais nous n'avons pas sa force. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme », disait Rabelais. Et pourtant nous avons la science sans avoir la conscience.
Mais que faire ? Nous n'avons pas le choix, il va falloir y aller, et bidouiller dans la chair nous-mêmes, mettre nos mains dans le Divin Cambouis. Ce n'est ni très agréable ni très beau. On préfèrerait presque voir un nourrisson craquer joyeusement sous la dent d'un tigre ! Pardon, je m'égare. Et pourtant. Tout ce qui est sauvage est beau.
D'ailleurs on y viendra. On finira par mettre la qualité au-dessus de la quantité, la beauté au-dessus de la sécurité : par la force des choses on redeviendra grec, on préfèrera mourir plutôt que vivre mal. Ce n'est qu'une question de temps. Il va falloir apprendre à mourir.
Il y a deux grandes manières de concevoir la société et les rapports humains : sur le mode du conflit (Hobbes : l'homme est un loup pour l'homme) ou sur le mode de l'entente (Spinoza : l'homme est un Dieu pour l'homme). Dans un cas, la rivalité, la concurrence pour des biens rares (liée au mimétisme des désirs, cf. René Girard), et finalement la guerre de tous contre tous. Dans l'autre, l'union qui fait la force : la division du travail et l'échange. Dans un cas la haine et l'agression (Thanatos, la pulsion de mort) dans l'autre l'amour (Eros). Dans un cas la passion, dans l'autre la raison. Citons encore Spinoza : « Dans la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature » (Ethique, IV, 35), de sorte que finalement « l'homme raisonnable est plus libre dans la cité que seul » (Ethique, IV, 73).
Mon impression du jour, c'est que les Etats-Unis sont spinozistes alors que l'Europe est hobbésienne. Aux Etats-Unis, les premiers immigrants ont dû faire face à une nature hostile, puis aux Indiens. Il en est résulté le patriotisme américain, c'est-à-dire l'idée d'un combat mené ensemble pour la survie collective, contre un ennemi extérieur. Plus tard cet ennemi ou cette « frontière » est devenu le nazisme, puis l'U.R.S.S., puis l'espace et les extraterrestres (dans l'imaginaire collectif, cf. le cinéma américain), puis le terrorisme. Patriotisme spinoziste, résumé par la devise nationale : e pluribus unum (de plusieurs, un).
En Europe en revanche, il n'y a pas d'ennemi extérieur. On est entre nous. De sorte que l'histoire européenne est une histoire de déchirements internes, de luttes, de rivalités et de scissions, d'empires partagés qui s'entre-détruisent, etc. Cette tendance culmine lors des deux guerres mondiales du XXe siècle. Et géographiquement, c'est sans doute en France que culmine cet état d'esprit. La France, pays conflictuel par excellence : pays des révolutions, des grèves, des manifestations, des « conflits sociaux ». Pays où la vertu politique consiste à râler, à critiquer et contester tout ordre établi mais aussi toute tentative de changement.
Sans doute y a-t-il une part de vérité dans chacune des deux attitudes. Et sans doute faut-il trouver un juste équilibre. Mais en France nous devons sans doute méditer l'idée de Spinoza : dans la mesure où ils utilisent leur raison, les hommes s'accordent naturellement. Le conflit est toujours le produit de la bêtise. Spinoza, reviens !
Je viens de piger un truc.
Pourquoi n'y a-t-il pas d'Etat palestinien ? Pourquoi, par exemple, la bande de Gaza n'est-elle pas intégrée à l'Egypte, et la Cisjordanie à la Jordanie ?
Tout simplement parce que l'absence d'Etat est la condition de la guerre perpétuelle.On n'a jamais vu de guerre interminable entre Etats. Quand il y a deux Etats en présence, on se bat une bonne fois pour toutes et puis c'est terminé, il y a un vainqueur et un vaincu. Ce qui signifie que l'Etat vaincu impose la paix à sa population et que celle-ci l'accepte. Ce qui suppose que chaque Etat parvient à contrôler sa propre population. Il en est responsable, et en particulier il est responsable de ses actes face à l'étranger.
Aujourd'hui ce modèle est poussé à sa limite dans plusieurs régions du globe. En un mot, les guerres interétatiques (entre Etats) sont remplacées par le terrorisme, c'est-à-dire une guerrilla menée par des civils. Le cas est similaire pour Al-Qaïda : certains Etats (Afghanistan, Pakistan, Iran) sont plus ou moins accusés de ne pas être capables de réprimer le terrorisme.
Revenons à la bande de Gaza. L'Egypte ne peut intégrer cette région car elle serait probablement incapable de mettre fin au terrorisme palestinien.
Cette situation rend la tâche plus difficile à Israël. Car l'Etat est un dispositif facilitant le contrôle de la population. L'absence de ce dispositif facilite la tâche aux terroristes palestiniens, qui n'ont de comptes à rendre à personne et utilisent la population comme bouclier. Ce qui apparaît donc très clairement dans cette situation particulière, c'est que l'Etat est un système qui parvient à soumettre la population en la privant des armes, en faisant de l'armée un métier et une institution à part. Le véritable état de jungle n'est donc pas entre Etats. Ceux-ci sont au contraire le moyen par excellence de traiter avec l'ennemi et d'établir la paix. Le véritable état de guerre totale existe quand il n'y a pas d'Etat.
C'est la rentrée !
En méditant le cours de cette semaine je viens de résoudre une question que je me pose depuis que je suis enfant !
La voici (attention les yeux) : « Pourquoi y a-t-il des conflits amoureux ? »
Je sais ça semble idiot. Mais je n'ai jamais pu comprendre ça : deux personnes qui s'aiment, et qui se disputent. Et même deux personnes qui se disputent. Soit on s'aime, soit on ne s'aime pas. Mais pas les deux à la fois ! Soit on s'aime et on reste ensemble, soit on s'aime pas et on se sépare. Mais comment expliquer ce phénomène hideux qu'est le conflit ?
La réponse m'est venue en méditant la notion kantienne d'insociable sociabilité : le fait que les hommes ne peuvent se passer des autres (car ils ont besoin des autres pour survivre ou être reconnus) mais ne parviennent pas non plus à s'entendre harmonieusement (car chacun veut tout mener à sa guise). Voir le texte de Kant sur l'insociable sociabilité et la métaphore des hérissons de Schopenhauer.
En réalité, s'il y a conflit, c'est en raison de l'ambivalence fondamentale entre amour et haine, entre Eros et Thanatos. Pour qu'il y ait conflit il ne suffit pas de se détester, il faut aussi s'aimer. Il ne faut pas seulement être en désaccord, il faut aussi être en accord, ou du moins avoir besoin de l'autre. Voilà pourquoi les hommes se disputent : ils ne peuvent s'entendre, mais ils ne peuvent pas non plus se passer d'autrui.
La haine seule ne suffit pas à mener au conflit. Plus exactement, il y a dans la haine de l'amour, de l'estime de son ennemi. C'est ce qui distingue la haine du mépris, et c'est pourquoi le mépris est bien pire que la haine. La haine surgit du besoin de reconnaissance, du besoin d'être aimé par celui qu'on déteste.