Encore un point commun entre l'Etat et Dieu : l'Etat, comme Dieu, n'existe que si on croit en lui.
(Exister signifie ici avoir des effets, fonctionner. Ni Dieu ni l'Etat n'existent réellement, bien entendu, pour le plus grand bonheur des athées, des anarchistes et autres voyous.)
Les observateurs de l'histoire (par exemple : Victor Hugo, Ernst Gombrich, Jacques Attali) ont remarqué ce fait étrange : le dominant adopte généralement la culture du dominé. Exemples : Akkadiens et Sumériens, Grecs et anciens peuples autochtones, Barbares et Romains.
Pourquoi en va-t-il ainsi ? On pourrait penser qu'au contraire, le dominant devrait imposer sa culture, car il est plus fort.
Une première explication consisterait à dire que le dominant est fort, certes, mais barbare, donc peu cultivé (c'est justement pour ça qu'il a pu faire la guerre) ; et par une loi un peu magique la culture supérieure s'impose à la culture inférieure.
J'ai trouvé récemment une autre explication sous la plume de l'écrivain roumain Virgil Gheorghiu, dans La Vingt-cinquième heure : si le dominant adopte la culture du dominé, c'est pour mieux pouvoir le commander.
Gheorghiu en tire une conséquence assez terrible pour nous : nous vivons dans un monde plus rempli que jamais d'esclaves. Ces esclaves sont parfaitement obéissants, car ce sont des objets, des outils, des machines. Interrupteurs, ordinateurs, thermoréacteurs, tracteurs, aspirateurs. Dans le monde super-pratique moderne, les hommes deviennent eux aussi des machines...
Pour donner une touche d'optimisme, on pourrait distinguer deux effets de l'objet technique : un aspect aliénant, et un aspect libérateur. Mais il n'est pas du tout évident de savoir lequel l'emporte !
Une enseignante a été poignardée hier dans un collège de Haute-Garonne par un collégien de 13 ans parce qu'elle refusait de lui retirer une punition.
En réponse, le ministre évoque l'idée d'installer des portiques détecteurs de métaux à l'entrée des établissements scolaires.
Voilà un bel exemple de gestion technique d'un problème politique. C'est la tendance générale : les collèges et lycées sont déjà truffés de caméras de surveillance et de miradors. Le problème, c'est que ce genre de solution ne s'attaque pas à la vraie cause du problème : le fait qu'il y a aujourd'hui des élèves prêts à agresser physiquement leurs professeurs. Comme d'habitude on s'attaque aux effets et aux symptômes plutôt qu'aux causes profondes.
L'autre problème est que l'on évolue vers un pur rapport de force. Alors que le lien social (la contrainte exercée par le groupe sur l'individu) était autrefois spirituel (le regard des autres et de Dieu), il devient de plus en plus mécanique. Personne ne condamne moralement le voleur ou le voyou, il est simplement sanctionné matériellement (amende ou prison) : on lui applique un traitement technique censé être rationnel. De même, la contrainte spirituelle disparaît, le policier idéal (Dieu qui voit tout et nous jugera dans l'au-delà) étant remplacé par un Big Brother mécanique. La question est de savoir si un système de pouvoir peut fonctionner en étant ainsi réduit à un pur rapport de forces débarrassé de toute dimension humaine, morale et spirituelle.
Je ne détiens pas la solution au problème. Mais face au déclin général de l'autorité, au lieu de tenter de la maintenir à coups de trique, il vaut peut-être mieux envisager l'une des alternatives suivantes : faire en sorte que ces rapports d'autorité soient librement choisis afin qu'ils soient acceptés ; ou les supprimer carrément en changeant radicalement la relation entre professeurs et élèves, comme cela se fait en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis. Dernière solution : durcir les règles sociales pour restaurer la vieille autorité, c'est-à-dire revenir 50 ans en arrière. Mais cette solution paraît peu crédible car l'histoire ne se répète pas.
(Suite du billet précédent.) Puisque Big Brother est la version moderne de Dieu, il faudrait peut-être mettre fin une bonne fois pour toutes à l'hypocrisie hystérique et reconnaître que Big Brother n'existe pas plus que Dieu.
Le centre a toujours été vide. C'est-à-dire que le pouvoir n'est pas en haut, mais en bas ; il n'est pas dans l'œil, mais dans celui qui se sent observé. Il n'est pas dans le dominant, mais dans le dominé. Le pouvoir, c'est l'obéissance.
Ou pour le dire dans les termes de La Boétie : la servitude a toujours été volontaire ; le pouvoir ne tient que grâce à ceux qui le soutiennent.
Par conséquent le pouvoir est en chacun de nous. La « démocratie » est et a toujours été.
Ici comme ailleurs la technique dévoile peu à peu la vérité et met l'homme face à ce fait, c'est-à-dire face à lui-même. Fluidification et intériorisation de la contrainte. L'autocratie technique arrive.
Big Brother n'est pas nouveau. Dieu, ce justicier bienveillant, tout-puissant et surtout omniscient, n'était pas autre chose.
Simplement, avec le déclin de la religion et le progrès de la technologie, ce vieux dispositif sembla ne plus suffire. Le prêtre céda la place au policier, puis au médecin. Et l'œil imaginaire de Dieu fut remplacé par l'œil électronique des caméras de surveillance.
Mais le fonctionnement est le même : dans chaque cas c'est le sentiment d'être observé qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir.
Une société est définie par son pouvoir. Et ce pouvoir, est un pouvoir sur les corps. La société est un corps. Elle cherche seulement à nous égarer avec ses histoires.
Tous ceux qui ont du pouvoir, peuvent agir (avec le corps) de telle sorte que le corps en soit affecté : violence directe, libertés du corps réduites, pouvoir d'achat modifié donc confort de vie modifié etc (Armée, police, fonctions sociales, professeurs etc
Si ce pouvoir sur les corps (effets sur lui) n'existe pas, que reste-t-il ? De la propagande, de la persuasion, la culture. Il suffit en effet de n'y attacher aucun crédit. Pouvoir réduit à néant. Cause toujours.
Le but d'une société est donc de justifier, de légitimer ce pouvoir sur les corps par de longs discours.