Dire que l'ordinateur et le téléphone portable nuisent à la langue française, c'est comme dire que les calculatrices nuisent aux mathématiques.
Amusant paradoxe et retournement : pendant longtemps on a spontanément placé le sacré dans la forme, par opposition à la matière, la divinité étant l'esprit qui vient s'incarner dans la matière, censée être stupide quand elle est informe.
Or ce qu'on découvre aujourd'hui, avec les moyens de reproductibilité technique, qu'on a d'abord vu au niveau industriel mais qui se décuplent aujourd'hui dans la sphère virtuelle (avec les ordinateurs et internet il est aujourd'hui infiniment plus facile de reproduire un texte ou un morceau de musique qu'un urinoir ou une chaussure), c'est la valeur de la matière. Car c'est elle, du coup, qui devient sacrée, comme l'illustre cette curieuse aura, dont parle Walter Benjamin, qui est la valeur symbolique et imaginaire que nous attachons aux objets « authentiques », aux originaux, par opposition aux copies.
Oui, c'est peut-être ça que nous allons découvrir, avec l'invention d'un univers virtuel : la valeur, la richesse, la magie, la chaleur, l'intelligence, la divinité de l'irremplaçable et fragile matière.
Quel est le comble du snob ?
C'est de scier la branche sur laquelle il est assis.
Même si nous sommes plus riches que jamais, la vie est trop dure, c'est bien connu. Face à la « terrible crise » qui nous frappe « de plein fouet » et dont nous souffrons tant, la seule solution raisonnable serait de s'unir pour résoudre sereinement les problèmes qui se présentent à nous.
Mais au lieu de cela, il est plus simple d'écraser son voisin pour essayer de surnager, de sortir un peu la tête du marécage. On ne se rend pas compte, en agissant ainsi, qu'on accroît encore la misère et la puanteur nauséabonde du marécage.
C'est ainsi, par exemple, que le supérieur hiérarchique, au boulot, peut aller jusqu'à détruire le travail de ses inférieurs, ou leur nuire sciemment, pour éviter que ceux-ci ne prennent sa place.
C'est ainsi que dans une société fondée sur le mérite factice du diplôme-à-papa plutôt que sur le mérite réel et si simple des actes et des résultats, tous ces dominants triés sur ce piètre volet ont tout intérêt à ce que la situation perdure, à ce que le système continue, sans quoi ils seraient rapidement éjectés (ou alors, ils devraient se mettre au boulot, ce qui ne vaut guère mieux).
C'est ainsi que le notable français, avec la digne gravité cravatée de l'oppresseur poli et sûr de son bon droit, et qui lèche chaque soir le bâton du pouvoir et du conformisme comme un chien docile (je parle des médias dominants), scie la branche sur laquelle il est assis.
Ne pouvant s'élever lui-même, il préfère rabaisser les autres pour continuer à les dominer. Qu'il ne s'étonne pas si demain il trônera sur une armée de carton qui s'effondrera sous ses pieds.
La société moderne constitue en quelque sorte un renversement de la société traditionnelle. Elle est truffée de paradoxes antinaturels surprenants, parfois scandaleux.
Par exemple, dans la société moderne, les rémunérations et récompenses sont généralement en raison inverse de l'utilité et de la difficulté de la tâche, car elles vont de pair avec le pouvoir. Au plus on a de pouvoir, au plus on est riche, et au moins on travaille.
Dans les sociétés traditionnelles, où le système des récompenses symboliques n'a pas été remplacé par le système désincarné de l'argent, c'est à peu près l'inverse, comme le montre cet extrait de Shantaram, fabuleux roman et histoire vraie qui sortira bientôt au cinéma :
Il y a une question politique toute simple, toute bête, dont la réponse m'échappe :
Comment se fait-il que tout le monde ne voit pas avec évidence que la gauche a raison ? Que toutes ses prédictions se réalisent et qu'elle est avant-gardiste, en avance sur son temps, et que l'avenir lui donne toujours raison ?
Réduction du temps de travail, protection sociale, écologie... Toutes les positions des gauchistes finissent progressivement par être admises comme des lieux communs.
Alors de deux choses l'une : ou bien les gens n'ont pas conscience de ça ; ou bien ils en ont conscience mais considèrent simplement que la gauche, justement, est un peu trop en avance. Ils iront là, mais plus tard.
Troisième hypothèse : les idées générales de la gauche sont bonnes, mais les partis de gauche sont si pourris et stupides que ça dégoûte de voter pour eux.
Quatrième hypothèse : à côté de ces valeurs de gauche d'avenir il y a aussi le communisme, qui apparaît plutôt comme une impasse, et qui ne correspond pas au sens de l'histoire. La vérité à ce sujet est qu'on peut passer directement du libéralisme au communisme, ou plutôt à la gratuité. Il faut réinterpréter et réécrire Marx en ce sens – c'est-à-dire en le purgeant de Lénine et de l'exotique idée d'une dictature du prolétariat pour passer de la société actuelle à une société future davantage libérée de l'emprise du travail.
Allez, un petit post d'actualité, pour changer.
On annonce que John Galliano, un couturier talentueux, va être viré de la maison Dior pour avoir prononcé des insultes et provocations antisémites dans un bar.
A voir les vidéos et à en croire les témoignages, il s'agit là d'extravagances d'un homme ivre, de provocations de soirée qui ne correspondent pas à un véritable racisme du personnage.
Cette affaire est symptomatique de notre époque : le politiquement correct qui neutralise et détruit toute créativité, la préoccupation hygiéniste et sécuritaire qui stérilise et tue tout personnage un peu original.
Ceci rappelle d'ailleurs la récente occultation de Céline, qui lui, au moins, était notoirement antisémite, pour de vrai, mais qui n'en était pas moins par ailleurs l'un des plus grands écrivains français. Bref, il est temps de réaffirmer deux principes de base :
Premier principe : distinguer les différentes dimensions d'un homme, se permettre d'en prendre et d'en laisser. On peut aimer et célébrer Céline écrivain tout en méprisant Céline antisémite (et on peut au passage s'étonner qu'on puisse être à la fois si génial et si stupide). Ce principe est bêtement pratique : sans lui on se privera inutilement de beaucoup de choses, de la philosophie de Rousseau (il a abandonné ses enfants) aux aventures de Tintin (Hergé était raciste).
Deuxième principe : il serait temps de réaffirmer la liberté d'expression qui est décidément à l'agonie. Ce n'est pas en empêchant les racistes et les fanatiques de parler qu'on les fera taire.
En censurant ces discours on élève leurs auteurs (comme si nous avions peur de leurs idées !) et on abaisse le public (comme s'il était assez stupide pour se laisser convaincre). Oui, c'est cela au fond : la censure revient, ni plus ni moins, à prendre les gens pour des cons, à considérer qu'ils n'ont pas assez de jugement pour pouvoir entendre n'importe quoi. Détestable et nuisible mépris.
On aimerait trouver la solution définitive à l'esclavage, à la corruption, à la mesquinerie ordinaire, etc. Pourtant un fort argument anéantit cet espoir :
On peut résoudre provisoirement de petits problèmes,
mais sans doute rien de plus :
sinon ce serait déjà fait.
Cette affirmation suppose cependant que les solutions en question sont stables. Si elles ne le sont pas, elles existent peut-être, et on les a déjà trouvées, mais on les a ensuite perdues de vue.
Cette affirmation ne prend pas non plus en compte les changements historiques des conditions matérielles d'existence. Et c'est pour cette raison qu'une initiative comme Wikileaks peut être une source d'espoir : elle repose sur une technologie radicalement nouvelle, internet.
Les penseurs Français qui se sont penchés sur le rire (Stendhal, Baudelaire, Bergson) on souvent insisté sur le rire méprisant, le rire de supériorité, celui qui nous secoue quand un type se prend un râteau.
Mais il y a aussi un rire qui est une sorte de transgression, et qui ne peut pas exister sans la Loi. Ainsi, par exemple, on ne rit jamais aussi bien que quand il ne faut surtout pas rire.
Cette hypothèse expliquerait qu'on ne rie plus tellement, en France, depuis une trentaine d'années, la faute à mai 68 : s'il est interdit d'interdire il devient difficile de rire.
Heureusement, grâce aux nouveaux réactionnaires, Sarkozy en tête, on rigole bien !
Le cas gluten me fascine.
Commençons par la base : une assez forte proportion de la population tolèrerait mal le gluten, notamment le gluten de blé, qu'on trouve dans les pâtes et le pain notamment. Cela les rend mous, ils dorment beaucoup, ils digèrent mal et ont le ventre lourd, etc. Environ 10 % de la population, notamment les gens de groupe sanguin O, serait intolérante (à un degré plus ou moins fort) au gluten.
Pourquoi une telle intolérance ? Parce que le blé est le fruit d'une invention néolithique (découverte de l'agriculture), et il serait le produit d'une mutation génétique nouvelle à laquelle l'homme n'a pas eu le temps de s'habituer.
Il est d'ailleurs intéressant de rapprocher cela d'un autre constat : les caries (qui sont des virus) n'existaient pas avant la révolution néolithique. On n'en a pas retrouvé sur les dents antérieures à cette époque, quand les hommes vivaient uniquement de chasse et de cueillette. Le gluten serait donc aussi responsable des caries ?
Une autre chose m'intrigue : comment diable l'homme a-t-il eu l'idée de manger du blé ? Rien n'est moins évident. Cru, c'est très mauvais. Il faut tout un processus compliqué pour que ça devienne mangeable.
Dernier point : il est vrai que le pain, les brioches et pâtisseries sont des choses délicieuses, dont on se passerait à regret. Mais il y a d'autres céréales et d'autres farines (épeautre, sarrasin, etc.) que l'homme tolère mieux. Et puis, au fait, quand on voit toutes ces brioches et pâtisseries moelleuses, pas étonnant après tout que celui qui en mange devienne à son tour moelleux, mou, empâté.
Les vieux ressemblent aux enfants. Ils deviennent séniles, gagas, ils bavent, on leur met des couches, on les fait manger, ils n'ont plus de dents, et à la fin ils se recroquevillent dans la position du fœtus.
De même l'écriture, à la fin de sa vie, c'est-à-dire aujourd'hui, se met à ressembler à ce qu'elle était à sa naissance. Nous revenons au rébus, aux images, aux signes, aux émoticones.
D'ailleurs les émoticones sont singuliers (singulières ? je ne sais plus, et ça me fatigue) : ils ne permettent pas d'exprimer des idées. Seulement des émotions, des affects. Avant les émoticones, on a vu apparaître, dans la BD, toutes sortes de signes pour exprimer les émotions, comme ce point d'interrogation qui nous mettait, enfants, dans l'embarras, parce qu'on ne savait pas comment le lire, et on ne comprenait pas ce que ça voulait dire. Normal : ça ne veut rien dire.
J'apprends que le site Wikileaks, à ranger au Panthéon des héros de notre temps, aux côtés des pirates suédois et des idéalistes californiens, vient de publier une mystérieuse assurance. C'est un gros fichier (1,4 Go) crypté.
Tout le monde peut le télécharger, mais personne ne sait ce qu'il y a dedans. Apparemment Wikileaks l'utilise pour résister aux pressions du Pentagone (suite au dévoilement de nombreux fichiers confidentiels sur la guerre en Afghanistan par Wikileaks). On peut donc imaginer qu'il y a dans ce fichier des choses pas très claires concernant les dirigeants de Washington.
Logo de Wikileaks
Je ne sais pas ce que tout cela va donner, mais nous vivons décidément une époque passionnante : la simple technologie de l'information semble en passe de dézinguer pas mal de choses et de réaliser des révolutions auxquelles nous n'osions même plus rêver. Nous allons peut-être comprendre, dans les temps qui viennent, que l'information, c'est tout : je veux dire par là, que toute l'organisation sociale et tous les rapports de pouvoir en dépendent. Oui, nous sommes peut-être à l'aube d'une révolution sans précédent, que personne n'a vu venir mais qui s'annonce fracassante. Et tout cela par la simple transmission des mots.
Les films de science-fiction, avec leurs décors en plastique luisant, nous donnent une vision trompeuse du futur : car la technique n'éloigne pas l'homme de la nature, elle tend au contraire à l'en rapprocher. Elle y tend déjà, et elle y tendra de plus en plus.
Allez, des exemples, des images, des figures :
Le rêve de l'homme est de vivre tout naturellement dans la forêt, sans en ressentir les désagréments ; de dormir nu dans les champs sans se faire irriter par les herbes et piquer par les moustiques ; bref, de consommer une nature sans nature. Grâce à se progrès intellectuels et technologiques constants il se rapproche chaque jour de cet objectif.
Conclusion : les nouveaux matériaux ne nous feront pas vivre dans ces ghettos en plastique que nous montrent les films de science-fiction, ils nous permettront de vivre dans la nature.
Cela dit, les villes ont tout de même de l'avenir, car la concentration humaine aura toujours un intérêt spécifique. Mais elles aussi seront, probablement, de plus en plus naturelles, silencieuses, confortables.
Au grand dam de ce clochard que j'ai rencontré un jour. Il y avait là marché de plantes, et cet homme, qui détestait la nature, s'énervait contre l'évènement : « Qu'est-ce que c'est que toute cette saloperie, toutes ces plantes ? C'est la ville ici ! La nature doit rester à la campagne, ici c'est le goudron et le béton ! »
On entend souvent cette question :
« Comment écrire après Auschwitz ? »
Voici le raisonnement :
Quand l'homme se massacre méthodiquement, la recherche de la beauté est déplacée. Si la civilisation occidentale mène au chaos des guerres mondiales, elle doit être radicalement remise en question jusque dans son art : ainsi naquit Dada.
Et aujourd'hui encore, nombre d'œuvres sans beauté s'expliquent par ce raisonnement. Puisque la beauté est politiquement incorrecte, on fait souffrir le public, ça donne bonne conscience. Une bonne partie de l'art contemporain est la forme actuelle qu'a prise la très classique, quoique toujours élitiste, autoflagellation : pratique magique, symbolique, consistant à s'infliger une souffrance pour expier un acte qu'on se reproche et se donner ainsi bonne conscience.
Il y a une objection importante à tout ce cheminement de pensée, qui pourra être utile aux amants de la beauté frustrés par notre époque. La question était : « Comment écrire après Auschwitz ? » Mais ! Comme s'il avait fallu attendre Auschwitz pour découvrir que l'homme est ignoble ! On le savait déjà, et depuis une éternité. Cela n'a jamais empêché de rechercher la beauté, au contraire : elle était une sorte de remède. La seule nouveauté d'Auschwitz est technologique. Elle est dans le caractère massif et méthodique de l'ignominie. L'âme de l'homme, elle, n'a pas bougé d'un iota. L'Allemand du XXe siècle n'est pas plus mauvais que le Français du XXIe et en ce sens nous sommes tous nazis, nous le sommes depuis toujours.
A cette première analyse on peut ajouter cette autre : que change, au juste, une œuvre douloureuse à l'abjection humaine ? Elle ne fait qu'ajouter la laideur esthétique à la bassesse morale, l'horrible à l'ignoble. C'est là une manière de se donner bonne conscience à peu de frais. C'est aussi le signe d'une trouillarde incapacité à assumer le bonheur. La moraline chrétienne est toujours à l'œuvre, et le bonheur est politiquement incorrect.
Fort de ce raisonnement, on pourrait croire avoir balayé toutes les raisons qui sous-tendent la vacuité de l'art contemporain.
Mais malheureusement il y en a bien d'autres :
Bref, la mauvaise conscience est peut-être le principal prétexte de la laideur artistique, mais elle n'en est pas la seule cause. Cette laideur a donc encore de beaux jours devant elle.
Curieuse tendance que celle à l'amincissement des modèles.
Certains philosophes y ont vu un désir de l'enfance et de la jeunesse éternelle, spécifique au jeunisme de notre époque peterpanesque.
Je propose une autre hypothèse : le désir est manque, et chaque époque rêve ce qui lui fait défaut. Hier on mourrait de faim, alors les Vénus étaient replètes. Aujourd'hui on est obèse, alors les mannequins s'affinent.
Al-Qaida vient de lancer son premier magazine de propagande en anglais.
C'est peut-être un symptôme de la défaite de l'islamisme, si on suit l'argument de Slavoj Zizek : quand on commence à se défendre dans le langage de l'ennemi, celui-ci a virtuellement gagné la partie.
Zizek applique cet argument à la religion chrétienne, qui essaie désormais d'utiliser des arguments scientifiques pour se défendre.
Le cas d'Al-Qaida et de l'anglais est moins évident, car il s'agit là d'un langage plus superficiel que le langage scientifique. Je n'ai jamais été très convaincu par l'idée qu'une lange véhicule beaucoup de contenus intellectuels.
En revanche, cela signifie tout de même une ouverture, une forme d'universalité, ainsi qu'une volonté de communiquer, donc de se placer sur le terrain des idées. C'est aussi une forme de laxisme par rapport à l'intégrisme religieux, puisque c'est s'exprimer dans une autre langue que celle du Coran.
Mon opinion est que l'islamisme et les autres retours ou soubresauts des religions sont des chants du cygne : sentant leur disparition venir, ces religions libèrent toute leur puissance, dans un geste désespéré dont les attentats du 11 septembre sont le symbole.
Finalement on a
du café sans café (café décaféiné)
du sucre sans sucre (sucre allégé)
du fromage sans fromage (fromage sans matière grasse)
du sexe sans sexe (sexe virtuel sur internet)
de l'action sans action (jeux vidéos)
des amis sans amis (relations à distance).
De chaque chose on retire la part obscure pour ne garder, grâce au progrès technologique, que ce qui nous intéresse.
Cette part obscure, non désirée, extrinsèque, inconnue, étrange et rebutante, que l'on essaie de cacher, d'ignorer ou de supprimer, c'est le réel.
Ce qui est à l'œuvre ici est une tendance naturelle : la tendance à tout vouloir contrôler. Sécurité maximale.
Mais ce qui apparaît, c'est qu'à vouloir supprimer l'imprévu, on s'emmerde ferme.
Pour vivre il faut se mettre un peu en danger, il faut laisser une place à l'extérieur, à l'étranger, au Grand Autre. Certes, il est plus confortable et sécurisant de ne pas le faire. Mais le confort, c'est la mort.
On aurait pu croire – naïvement – qu'avec la diminution du temps de travail l'homme se calmerait, qu'il serait de plus en plus tranquille et satisfait de sa condition.
Mais c'est tout le contraire qui se produit : l'homme a de plus en plus de temps pour tourner en rond, envier les autres et se perdre en querelles hystériques. C'est ainsi qu'au plus notre condition s'améliore, au plus elle nous paraît insupportable.
Tocqueville avait identifié cette étrange conséquence de la tendance à l'égalisation des conditions. Le ressort psychologique réside peut-être dans ce besoin frénétique de divertissement qu'avait diagnostiqué Pascal : l'homme n'est pas capable de rester en place.
Pour être optimiste, on peut toujours se dire que cette agitation est un moteur du progrès.
Ce qui suit est peut-être une évidence, mais il est parfois bon d'énoncer les évidences.
La morale n'est rien de plus qu'une mécanique. Elle ne suppose aucune assise religieuse ou sacrée, pas plus que la « liberté » (en un sens métaphysique un peu fort) des hommes. La morale et la responsabilités sont compatibles avec le déterminisme métaphysique le plus absolu.
C'est-à-dire qu'il n'y a pas de morale au sens fort. Au fond, le discours moral n'a aucun sens. Il n'y a pas de véritable faute ni de véritable péché. Il n'y a que des phénomènes naturels plus ou moins nuisibles à certains. La morale se construit là-dessus, et bricole de siècle en siècle, pour que les sociétés fonctionnent (avec d'ailleurs une bonne part de symbolique et d'idéologie, qui interdit de voir dans la morale un appareil théorique rationnel et efficace).
Nous verrons peut-être bientôt nos jugements moraux, tous chargés de haine et de ressentiment, comme de vieux réflexes animaux, des résidus de l'animalité en l'homme. L'homme véritablement civilisé n'aura peut-être plus de sentiments moraux... ce qui ne l'empêchera pas d'apprécier ou d'être dégoûté par certaines choses. Il y a là une subtile distinction : l'homme moderne sera par-delà bien et mal, mais non par-delà bon et mauvais...
Petite remarque sur la fin de la philosophie.
J'ai déjà remarqué quelque part qu'on était plutôt au début d'une époque éminemment philosophique.
J'ajouterai encore ceci : de manière plus générale, la philosophie (comme l'art) ne fait pas partie des choses qui ont une fin. Les choses ne font pas défaut. La pensée ne s'arrête pas. C'est seulement l'homme qui, momentanément, n'est plus capable de penser, de voir les choses, pour des raisons personnelles ou historiques. C'est-à-dire, plus précisément, qu'à certaines époques il y a des préjugés qui empêchent de penser ; ou des problèmes enterrés, recouverts ; ou des opinions et valeurs dominantes qui jettent un discrédit sur certaines questions. Mais la Pensée, elle, n'est pas affectée par cela, elle ne tarit pas, planant, infinie et éternelle, au-dessus de nos âmes !
En fait, cette idée de l'infinité de la pensée est une autre formulation de l'infinité de « Dieu », comme on le voit en lisant Victor Hugo défendre la même idée (William Shakespeare, livre III, 1 et 5, et livre V, 2).
Les observateurs de l'histoire (par exemple : Victor Hugo, Ernst Gombrich, Jacques Attali) ont remarqué ce fait étrange : le dominant adopte généralement la culture du dominé. Exemples : Akkadiens et Sumériens, Grecs et anciens peuples autochtones, Barbares et Romains.
Pourquoi en va-t-il ainsi ? On pourrait penser qu'au contraire, le dominant devrait imposer sa culture, car il est plus fort.
Une première explication consisterait à dire que le dominant est fort, certes, mais barbare, donc peu cultivé (c'est justement pour ça qu'il a pu faire la guerre) ; et par une loi un peu magique la culture supérieure s'impose à la culture inférieure.
J'ai trouvé récemment une autre explication sous la plume de l'écrivain roumain Virgil Gheorghiu, dans La Vingt-cinquième heure : si le dominant adopte la culture du dominé, c'est pour mieux pouvoir le commander.
Gheorghiu en tire une conséquence assez terrible pour nous : nous vivons dans un monde plus rempli que jamais d'esclaves. Ces esclaves sont parfaitement obéissants, car ce sont des objets, des outils, des machines. Interrupteurs, ordinateurs, thermoréacteurs, tracteurs, aspirateurs. Dans le monde super-pratique moderne, les hommes deviennent eux aussi des machines...
Pour donner une touche d'optimisme, on pourrait distinguer deux effets de l'objet technique : un aspect aliénant, et un aspect libérateur. Mais il n'est pas du tout évident de savoir lequel l'emporte !
Quand les animaux se battent entre eux (pour de la nourriture, pour une femelle par exemple), il est très rare que le conflit aille jusqu'à la mort. Le conflit lui-même est d'ailleurs très rare, car il est bien souvent évité grâce à un rituel consistant à montrer sa force pour ne pas avoir à l'utiliser.
Finalement, dans la nature tout se passe comme s'il n'y avait conflit qu'en cas d'incertitude, quand on ignore lequel des deux est le plus fort. Quand c'est assez évident, un rapport de domination s'instaure (le faible se soumet au fort : il lui laisse la priorité pour la nourriture ou la femelle) et on en reste là.
La situation est d'ailleurs sensiblement identique dans les affaires humaines : par exemple, pour qu'une guerre soit déclarée il faut que les forces en présence soient sensiblement équivalentes.
Finalement, on arrive ici sur l'idée que la violence naît de l'égalité. Avec la tendance historique à l'égalisation des conditions, il faudrait donc s'attendre à une explosion de la violence plutôt qu'à sa diminution.
Une enseignante a été poignardée hier dans un collège de Haute-Garonne par un collégien de 13 ans parce qu'elle refusait de lui retirer une punition.
En réponse, le ministre évoque l'idée d'installer des portiques détecteurs de métaux à l'entrée des établissements scolaires.
Voilà un bel exemple de gestion technique d'un problème politique. C'est la tendance générale : les collèges et lycées sont déjà truffés de caméras de surveillance et de miradors. Le problème, c'est que ce genre de solution ne s'attaque pas à la vraie cause du problème : le fait qu'il y a aujourd'hui des élèves prêts à agresser physiquement leurs professeurs. Comme d'habitude on s'attaque aux effets et aux symptômes plutôt qu'aux causes profondes.
L'autre problème est que l'on évolue vers un pur rapport de force. Alors que le lien social (la contrainte exercée par le groupe sur l'individu) était autrefois spirituel (le regard des autres et de Dieu), il devient de plus en plus mécanique. Personne ne condamne moralement le voleur ou le voyou, il est simplement sanctionné matériellement (amende ou prison) : on lui applique un traitement technique censé être rationnel. De même, la contrainte spirituelle disparaît, le policier idéal (Dieu qui voit tout et nous jugera dans l'au-delà) étant remplacé par un Big Brother mécanique. La question est de savoir si un système de pouvoir peut fonctionner en étant ainsi réduit à un pur rapport de forces débarrassé de toute dimension humaine, morale et spirituelle.
Je ne détiens pas la solution au problème. Mais face au déclin général de l'autorité, au lieu de tenter de la maintenir à coups de trique, il vaut peut-être mieux envisager l'une des alternatives suivantes : faire en sorte que ces rapports d'autorité soient librement choisis afin qu'ils soient acceptés ; ou les supprimer carrément en changeant radicalement la relation entre professeurs et élèves, comme cela se fait en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis. Dernière solution : durcir les règles sociales pour restaurer la vieille autorité, c'est-à-dire revenir 50 ans en arrière. Mais cette solution paraît peu crédible car l'histoire ne se répète pas.
Et si la victoire contemporaine de la démocratie était due à la victoire progressive du positivisme sur l'idéalisme ?
Car l'idéalisme (platonicien, à l'origine) est intrinsèquement aristocratique. Peut-être même Platon n'a-t-il inventé l'idéalisme que pour priver le peuple du pouvoir (d'exécuter Socrate). Les Idées ne sont pas accessibles à tout le monde. Le peuple, lui, loin de ces abstractions brumeuses, ne croit que ce qu'il voit et ne jure que par l'expérience. Face aux ratiocinations abstraites des philosophes, il ricane en se demandant ce que toutes ces idées farfelues changent à sa vie réelle. Et si la réponse est « rien du tout », alors le positiviste en conclut que l'idée ne signifie rien du tout. D'ailleurs le positivisme et le pragmatisme sont des philosophies quasi américaines.
On aurait là les bases d'une histoire anti-marxiste. La démocratie ne l'aurait pas emporté parce qu'elle est plus forte que l'aristocratie, mais parce qu'elle a eu, au fond, l'Esprit pour elle. La victoire du peuple sur l'élite serait spirituelle avant d'être matérielle.
Certes, cette idée est un peu farfelue. Mais il faut reconnaître que l'épistémè contemporaine (notre conception de la connaissance, centrée sur le paradigme de la science) est profondément populaire et démocrate du seul fait de son positivisme.
Pendant les vacances j'ai un peu traîné dans les musées. Il y a des grands couloirs blancs et une ambiance propre, éthérée. Les gens sont silencieux, respectueux. Bref, on se croirait dans une église.
D'ailleurs les artistes, les « génies » sont nos dieux, ou en tout cas nos demi-dieux, et les icônes qu'ils créent font signe vers le dernier au-delà, la dernière transcendance. Contre Benjamin, il faut reconnaître que l'aura n'a pas disparu. Le sacré persiste dans nos sociétés sécularisées ; et il s'est retiré dans les musées.
Les musées sont donc les nouvelles églises. Et d'ailleurs, réciproquement les églises ressemblent de plus en plus à des musées, on y voit désormais plus de touristes que de fidèles, et les icônes des églises pointent plutôt vers le dieu des artistes que vers le Vieux Barbu.
Avec tout ça, on comprend le désir situationniste de quitter le musée en vitesse !
Au XXe siècle, on a beaucoup diagnostiqué « la fin de la philosophie », notamment par positivisme : on pensait, un peu comme Wittgenstein a pu le penser, que la philosophie allait se dissoudre dans la science et la logique (et l'analyse du langage).
Pourtant, il me semble au contraire que nous allons vers une époque de plus en plus philosophique, que les problèmes philosophiques seront de plus en plus présents concrètement dans la vie quotidienne.
Par exemple, le développement des moyens de communication, des ordinateurs, du monde virtuel soulève la question du réel : dans un monde où nous pouvons créer des êtres abstraits avec qui vivre des relations idéales, à quoi bon se coltiner le rugueux réel ? A quoi bon avoir des relations avec des êtres humains réels si nous pouvons créer des androïdes correspondant à nos idéaux ? Il faut imaginer cela : que demain nous serons des dieux, que tout sera possible. La femme ou l'homme de nos rêves sera là, à notre disposition, créé(e) par un ordinateur analysant notre cerveau et nos émotions en temps réel pour faire réagir cet être de la manière la plus agréable qui soit pour nous.
De même, avec le progrès technique la guerre et la violence sont en passe d'être éliminées, et dès demain nous vivrons dans un monde où la loi sera exécutée à la perfection par un système de surveillance généralisé. Ce sera donc un monde parfait : la loi sera appliquée à la perfection. Par conséquent l'homme sera mis face à lui-même, il devra se demander ce qu'il veut vraiment, car il pourra tout avoir.
Et c'est bien ce qu'il se produit d'une manière générale : en rendant tout possible, la technique pousse finalement l'homme à se demander ce qu'il veut, et aussi à s'auto-réguler (c'est ainsi que l'arme nucléaire a mis fin aux grandes guerres). « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme », disait Rabelais. On peut ajouter que la science, en nous donnant la technique et le pouvoir, nous oblige à acquérir la conscience. Avec le pouvoir entre les mains nous sommes forcés de devenir sages. Le pouvoir : non seulement la bombe, mais aussi nos enfants, la vie (via les manipulations génétiques), le monde (via l'environnement), peut-être un jour l'univers entier.
De même, le progrès technique, en libérant l'homme du travail, le condamne peu à peu à la liberté, à l'art et à la philosophie. Ah, qu'il était bon d'être esclave ! Mais voilà que le destin, c'est-à-dire l'histoire, nous jette dans la liberté. Ici comme ailleurs il faut renverser le christianisme : nous sommes chassés du monde et jetés dans le jardin d'Eden.
Chagall, Adam et Eve chassés du paradis
Tout ceci peut sembler bien lointain, mais rien n'est plus actuel. Toutes ces évolutions sont déjà en route, et bien avancées. Chaque innovation technique, en ouvrant une nouvelle possibilité, nous rapproche de la vérité et soulève de nouvelles interrogations philosophiques.
Heidegger avait compris cela dès l'immédiat après-guerre : « la technique est le dévoilement de la vérité », disait-il, en entendant la technique au sens grec de technè, un concept qui inclut aussi l'art... Il faut comprendre qu'en manipulant la matière, en la triturant en tous sens comme on fait jouer les pièces d'un casse-tête, la vérité finit nécessairement par... éclater.
Je viens de revoir 37°2 le matin, le film basé sur un roman de Philippe Djian, héritier français de la Beat generation. Ce film de 1986 nous rappelle l'enthousiasme des années 60, qui tranche avec la morosité contemporaine. L'acteur Jean-Hughes Anglade, notamment, avec son air cool et ses cheveux mi-longs, incarne cette fantaisie insouciante. Nos parents savaient s'amuser, profiter de la vie, traverser les U.S. en stop, faire n'importe quoi.
Aujourd'hui, par contraste, nous vivons une époque réactionnaire. L'optimisme de mai 68 a disparu. Les jeunes, confrontés au chômage et à la crise, écrasés par les problèmes environnementaux et les vieux, se réfugient dans une sorte d'infantilisme : refus de grandir, de prendre ses responsabilités, de devenir adulte. Le jeune d'aujourd'hui est un curieux mélange de Peter Pan et de Tanguy. Si les jeunes s'amusent encore, c'est nerveusement, hystériquement, à grands renforts d'alcool. Toute véritable joie a disparu, comme le révèle un simple coup d'œil sur la musique contemporaine.
C'est bien triste. Certes, c'est sans doute inévitable : ainsi va le flux et le reflux des passions collectives.
Mais on peut aussi organiser la résistance, s'extraire du flux mortifère des discours dominants, éteindre la télé, partir dans les champs, emmener sa copine faire du patin à glace, aller jouer au volley sur la plage avec des amis. Bref, il faut retrouver l'innocence et la naïveté sans lesquelles aucune joie, aucun bonheur n'est possible. L'ennemi absolu est l'ironie contemporaine, le sourire narquois ou moqueur de l'homme blasé. Il faut chanter comme un débile dans la rue, il faut plonger les mains dans les spaghettis, il faut faire absolument n'importe quoi. Le cinéma et la musique de nos parents peuvent nous aider à retrouver cet état d'esprit dionysiaque.
Il y a une révolution à faire, une spiritualité à inventer, des cœurs à secouer. Il faut accélérer le temps, nager à contre-courant, renverser l'histoire. Si c'est impossible, ce n'est pas grave, le seul fait de le vouloir suffit. Essayer, c'est déjà arriver.
elles ne nuisent pas aux mathématiques mais au calcul mental, ne soyez pas de mauvaise foi en trouvant une excuse inadaptée pour conforter votre opinion..