Je crois que la philosophie est, pour une très grande part au moins, un simple genre de poésie (comme l'ont remarqué quelques bons esprits, parmi lesquels Montaigne et Rudolf Carnap).
C'est-à-dire qu'elle présente le monde sous un certain jour, elle propose une interprétation, une vision des choses, une attitude face à la vie. Elle donne un visage au monde, quoi.
La conclusion à en tirer serait qu'il ne faut pas dénier et dénigrer ce fait en se voilant la face dans des draperies alambiquées, mais tout simplement l'accepter. Et jouer le jeu, essayer de faire de la belle philosophie, de la belle poésie.
Ainsi, ceux qui ont suivi cette voie ont produit des œuvres admirables : Héraclite, Nietzsche, Cioran, pour ne citer que quelques noms qui me viennent à l'esprit, parmi les philosophes au style brillant.
On ne blâmera pas les honnêtes analystes, qui font un travail différent, et intéressant, de clarification de la pensée : Aristote, Wittgenstein, Russell.
Mais il y a les analystes obscurs (Kant, Hegel) et, enfin, ceux qui avaient conscience de ce lien particulier entre philosophie et langage, mais qui ont fait une poésie d'un goût douteux : Heidegger, Deleuze, Derrida, et dans une moindre mesure Foucault. Le cul entre deux chaises, ils semblent parfois à côté de la plaque, et voulant courir deux lièvres ils n'en attrapent aucun.
Ah, j'allais oublier, quelque chose de très important pourtant : un petit exemple de style en philosophie :
« C'est quand on n'a plus rien à dire que la conversation commence à devenir intéressante »
a dit un homme (bourré).
Il y a trois catégories principales de mots :
des noms, des adjectifs, des verbes.
Si on se focalise sur les noms et les adjectifs, on aboutit à une logique centrée sur la dualité entre des choses et des qualités (sujets et attributs, substances et propriétés). Le verbe se trouve limité au verbe être et au rôle de copule (relier la chose à sa caractéristique, comme dans la phrase « Le ciel est bleu. ») C'est une belle logique, celle que l'Occident a développé, mais qui conduit à de redoutables apories quand on la confronte au temps. En fait, c'est une logique qui ne tient pas compte du tout du temps, qui se place automatiquement du point de vue de l'éternité, et qui ne peut saisir le temps que de l'extérieur, à titre de coordonnée supplémentaire, comme elle saisit l'espace.
Si on se focalise sur les verbes, on aboutit à une logique du processus. Je suppose (mais je n'y connais rien) que les Chinois se sont peut-être davantage focalisés sur les verbes.
Martin Heidegger
En Occident, un philosophe a bien essayé de s'interroger sur le verbe : Martin Heidegger. Mais curieusement, peut-être à cause de la tradition dont il hérite il s'est surtout intéressé au verbe être. Et du coup sa prise en compte du verbe est plutôt une prise en compte de la subjectivité. Sa manière de « résoudre » le problème du temps dans Etre et temps est ainsi purement subjectiviste : il nous dit en gros dans ce livre que l'être repose sur le temps, au sens où la conscience (qui fait accéder à toute vérité donc à tout « être » puisque toute vérité peut s'énoncer « S est P ») repose sur le temps, car elle repose sur l'action (avoir conscience d'un objet, c'est savoir le manipuler, s'attendre à certaines réactions de sa part, etc.). Voilà une manière pour le moins indirecte d'aborder la question du temps !
Le point n'a pas de sens, alors que le double point en a un : il introduit un rapport d'explication entre les propositions qu'il sépare, la suivante expliquant la précédente, comme dans cette phrase.
Ainsi dans bien des cas on pourra alléger l'écriture en remplaçant le double point par un simple point.
Ça n'a l'air de rien mais je pense que ça peut valoir le coup. Ça fait partie de cette involution dont parle Deleuze : au lieu d'une évolution entendue comme complexification, une épuration et une simplification des choses.
De plus, comme disait Voltaire, « le secret d'ennuyer est celui de tout dire ».
Faites donc l'expérience. Remplacez les doubles points par de simples points. Vous verrez.
Les vieux ressemblent aux enfants. Ils deviennent séniles, gagas, ils bavent, on leur met des couches, on les fait manger, ils n'ont plus de dents, et à la fin ils se recroquevillent dans la position du fœtus.
De même l'écriture, à la fin de sa vie, c'est-à-dire aujourd'hui, se met à ressembler à ce qu'elle était à sa naissance. Nous revenons au rébus, aux images, aux signes, aux émoticones.
D'ailleurs les émoticones sont singuliers (singulières ? je ne sais plus, et ça me fatigue) : ils ne permettent pas d'exprimer des idées. Seulement des émotions, des affects. Avant les émoticones, on a vu apparaître, dans la BD, toutes sortes de signes pour exprimer les émotions, comme ce point d'interrogation qui nous mettait, enfants, dans l'embarras, parce qu'on ne savait pas comment le lire, et on ne comprenait pas ce que ça voulait dire. Normal : ça ne veut rien dire.
Les mathématiciens ont une idée formidable qu'il est urgent de voler pour la transposer à la politique, à la philosophie et à l'art :
Trouver un langage dans lequel le problème devient simple.
Et en effet, il y a des langages, des reformulations, des manières de voir, des perspectives, qui dissipent soudain les doutes et font éclater la solution avec évidence. La difficulté des problèmes réside essentiellement dans leur formulation. Une fois formulé, la résolution du problème est presque un détail.
C'est pour cela, sans doute, que beaucoup de philosophes se sentent obligés de créer des mots et des concepts nouveaux pour faire évoluer la pensée (et y parviennent avec plus ou moins de bonheur).
Les concepts sont véritablement des machines de guerre, et c'est pour cela que les nouveaux guerriers (les hommes politiques et les experts en marketing) ainsi que les révolutionnaires (les intellectuels de gauche) les travaillent sans cesse.
Al-Qaida vient de lancer son premier magazine de propagande en anglais.
C'est peut-être un symptôme de la défaite de l'islamisme, si on suit l'argument de Slavoj Zizek : quand on commence à se défendre dans le langage de l'ennemi, celui-ci a virtuellement gagné la partie.
Zizek applique cet argument à la religion chrétienne, qui essaie désormais d'utiliser des arguments scientifiques pour se défendre.
Le cas d'Al-Qaida et de l'anglais est moins évident, car il s'agit là d'un langage plus superficiel que le langage scientifique. Je n'ai jamais été très convaincu par l'idée qu'une lange véhicule beaucoup de contenus intellectuels.
En revanche, cela signifie tout de même une ouverture, une forme d'universalité, ainsi qu'une volonté de communiquer, donc de se placer sur le terrain des idées. C'est aussi une forme de laxisme par rapport à l'intégrisme religieux, puisque c'est s'exprimer dans une autre langue que celle du Coran.
Mon opinion est que l'islamisme et les autres retours ou soubresauts des religions sont des chants du cygne : sentant leur disparition venir, ces religions libèrent toute leur puissance, dans un geste désespéré dont les attentats du 11 septembre sont le symbole.
« Crier n'est pas un argument. »
« J'ai pas le temps. »
Cette phrase a un statut particulier : elle est l'excuse universellement acceptée, sans qu'on nous pose de questions. C'est bien pratique.
Pourquoi cela ?
Il y aurait encore bien des choses à dire à ce sujet, mais je vais m'arrêter là parce que je n'ai pas le temps de développer davantage.
De toute façon vous n'auriez sans doute pas eu le temps de lire ces développements.
Les observateurs de l'histoire (par exemple : Victor Hugo, Ernst Gombrich, Jacques Attali) ont remarqué ce fait étrange : le dominant adopte généralement la culture du dominé. Exemples : Akkadiens et Sumériens, Grecs et anciens peuples autochtones, Barbares et Romains.
Pourquoi en va-t-il ainsi ? On pourrait penser qu'au contraire, le dominant devrait imposer sa culture, car il est plus fort.
Une première explication consisterait à dire que le dominant est fort, certes, mais barbare, donc peu cultivé (c'est justement pour ça qu'il a pu faire la guerre) ; et par une loi un peu magique la culture supérieure s'impose à la culture inférieure.
J'ai trouvé récemment une autre explication sous la plume de l'écrivain roumain Virgil Gheorghiu, dans La Vingt-cinquième heure : si le dominant adopte la culture du dominé, c'est pour mieux pouvoir le commander.
Gheorghiu en tire une conséquence assez terrible pour nous : nous vivons dans un monde plus rempli que jamais d'esclaves. Ces esclaves sont parfaitement obéissants, car ce sont des objets, des outils, des machines. Interrupteurs, ordinateurs, thermoréacteurs, tracteurs, aspirateurs. Dans le monde super-pratique moderne, les hommes deviennent eux aussi des machines...
Pour donner une touche d'optimisme, on pourrait distinguer deux effets de l'objet technique : un aspect aliénant, et un aspect libérateur. Mais il n'est pas du tout évident de savoir lequel l'emporte !
Le silence, c'est intéressant.
On peut se taire parce qu'on n'a rien à dire. Mais on peut aussi se taire pour dire quelque chose. Parce que les mots ne sont pas assez forts ou pas assez fins pour le faire.
« On parle pour faire taire le silence », a dit quelqu'un dont j'ai oublié le nom.
« Ne parle que si ce que tu as à dire vaut mieux que le silence », a dit quelqu'un d'autre.
« La parole est d'argent, le silence est d'or. »
Et puis il y a cette belle image de Jankélévitch :
Sur ces belles paroles, je vais me taire !