Nos humeurs sont sans raison.
On le vérifie en mille occasions. Ainsi, quand soudain, dans la rue, monte en nous une joie inextinguible et irrépressible, nous éprouvons cette absurdité avec bonheur, et notre joie redouble de son irrationalité même, sa gratuité augmente sa beauté.
Mais l'inverse est également vrai, et c'est aussi sans raison que l'on souffre, même si on cherche alors de beaux et nobles prétextes à notre chagrin.
Et dans ce cas encore, prendre conscience de cet état de fait nous rendra plus heureux, cela atténuera notre tristesse. Nietzsche avait remarqué que le sens est un remède (le grand remède) à la souffrance. Mais l'absurde en est un aussi, et plus dionysiaque que l'autre.
La fête des morts mexicaine permet d'éprouver, de ressentir dans sa chair, la vérité philosophique suivante :
La mort rend joyeux.
C'est ainsi qu'en sortant de l'exposition sur les vanités (tableaux illustrant, par des images morbides, la misère de la condition humaine) qui se tenait au musée Maillol à Paris, de nombreux visiteurs étaient étonnamment gais.
Fête des morts au Mexique
Mais il n'y a là rien d'étonnant. L'idée de la mort attriste, certes, mais elle donne aussi le sentiment de la brièveté de la vie. D'où la soudaine envie de faire n'importe quoi, et vite. C'est ainsi que la joie se distingue du bonheur : la joie est une envie de vivre où entre un peu de folie, d'hystérie, d'angoisse, de frénésie.
Et aussi beaucoup d'allégresse, car la mort suscite le sentiment de l'absurde, qui nous soulage en allégeant nos misères quotidiennes : il nous rappelle qu'elles n'ont pas de sens.
On retrouve cette idée d'une joie qui naît de l'angoisse un peu partout, par exemple chez Heidegger, ou dans cette chanson de Brel :
J'veux qu'on rie,
j'veux qu'on danse,
j'veux qu'on s'amuse comme des fous
J'veux qu'on rie,
j'veux qu'on danse,
quand c'est qu'on m'mettra dans l'trou
On comprend, maintenant, pourquoi les squelettes ont le sourire...
Et surtout on comprend pourquoi il n'y a plus de joie de nos jours. (Raoul Vaneigem, je crois, remarque qu'il n'existe plus de musique joyeuse depuis le Moyen Age.) C'est parce qu'aujourd'hui, on ne meurt plus. La mort est obnubilée, exclue de notre champ de vision.
Une fois n'est pas coutume, voici une idée pessimiste :
De la même manière que la volonté de savoir est l'expression plus raffinée de la volonté de ne pas savoir (Nietzsche), la joie est l'expression plus raffinée de la tristesse.
C'est du moins ce qu'on peut ressentir, surtout quand on est un peu hystérique.
Cette idée pessimiste est aussi anti-spinoziste. Pour Spinoza, seul le Bien est positif, le Mal n'en est que l'envers. Par conséquent pour Spinoza c'est la tristesse qui est le reflet de la joie, ou plutôt son ombre, son envers.
Mano Solo est mort il y a quelques jours. En réécoutant ses chansons, j'ai ressenti une impression que m'avait déjà donné Jacques Brel. Il semble qu'au fond de la tristesse brille une joie puissante, comme une pépite au fond d'un ruisseau boueux.
Par exemple, on peut sentir ça dans Jeff de Brel ou dans Je suis venu vous voir de Mano Solo.
Une explication possible serait qu'il y a parfois dans la mélancolie profonde une forme de colère qui peut se transformer en joie. Et aussi, que cette joie a la force et la solidité du fond, de celui qui a touché le fond de la piscine et qui ne peut aller plus bas, et au contraire s'appuie dessus pour remonter...
Cela rappelle un mot énigmatique de Nietzsche :
Aussi et surtout, cette impression musicale nous permet peut-être d'apercevoir cette mystérieuse « joie vigoureuse » (gerustete freude) évoquée par Heidegger et que l'on découvre, selon lui, au fond de l'angoisse, quand au lieu de fuir l'idée de la mort et de l'abîme nous y faisons résolument face...
L'autre jour, alors que les dieux me torturaient en m'envoyant toutes sortes de maux à la fois – maladies, tracas professionnels, problèmes d'appartement, etc. –, j'ai soudain pensé au suicide.
Et j'ai vu aussi toutes les possibilités intermédiaires, un peu comme on contemple un paysage depuis le sommet d'une montagne : le renoncement aux objectifs, la démission, le voyage dans le Sud, les vacances prolongées, l'épuisement de mes économies, l'orgie de litchies. Je pense même que si je devais vraiment me suicider, je prendrais quelques jours avant ça pour faire vraiment n'importe quoi, juste pour le plaisir de l'absurdité.
La conclusion paradoxale, c'est que voir ce paysage de possibilités se dérouler sous mes yeux, toutes ces étapes intermédiaires qui me séparaient encore, malgré tout, de l'abîme, fut drôlement réjouissant. Je prenais en réalité conscience de toutes ces contraintes que l'on s'impose à soi-même avec tant d'assiduité qu'on finit par les oublier. (Ici comme ailleurs la possibilité et la contrainte se révèlent simultanément...)C'est peut-être de ce sentiment que veut parler Heidegger l'obscur quand il évoque la « joie vigoureuse » qui naît quand on est « authentique », c'est-à-dire quand on regarde enfin la mort, cette « possibilité la plus extrême », à l'aune de laquelle seule on peut jauger toutes les autres à leur juste valeur, dans les yeux.