Nous autres français sommes très fiers de nos révolutions. Elles seraient le signe de notre avance sur le reste du monde, de notre esprit rebelle, de notre génie, etc. Bon. Ça va pas mal.
Il faut reconnaître une chose : nous sommes, incontestablement, le peuple le plus révolutionnaire du monde. La Révolution française n’est que le premier terme d’une longue série de révoltes, émeutes, grèves, manifestations et autres mouvements sociaux : 1789, 1830, 1848, 1871, 1936, 1968, 1995, 2005… Mais si le fait n’est pas douteux, toute la question est dans son interprétation : que signifie, au juste, cette particularité historique ?
L'interprétation officielle, très flatteuse, est aussi notre opinion spontanée, sans doute parce qu'on nous l'inculque à l’école : les révolutions françaises expriment le génie du peuple français, qui se dresse courageusement contre l’injustice du passé, proclame les droits de l’homme et montre le chemin aux autres pays d'Europe et du monde...
Le problème, c'est qu'il y a une autre interprétation beaucoup plus crédible : c'est de dire que nos révolutions signifient surtout que la France est une société du conflit, incapable d'évoluer autrement que par la violence.
La démocratie moderne n'est pas apparue en France en 1789, mais en Islande, en Angleterre et aux Etats-Unis avec quelques décennies (ou quelques siècles) d'avance. La France ne leur a emboîté le pas qu’avec retard, et avec un succès mitigé : après la Révolution française il y eut la Terreur ; l’Empire ; la Restauration ; la monarchie de Juillet ; le Second Empire. La démocratie n'arrive qu'avec la IIIe République, à la fin du XIXe siècle. Et aujourd’hui encore la France n’est un modèle ni en termes de démocratie, ni en termes de respect des droits de l’homme.
Bref : les changements que les autres pays accomplissent par la négociation et le compromis ne surviennent en France qu’au dernier moment, quand la situation devient intenable. Ils se font alors dans une explosion de violence, avec toute la complexité, l’irrationalité, l’inefficacité et le gâchis corollaires. Nous ne sommes révolutionnaires à l’occasion que parce que nous sommes extraordinairement conservateurs le reste du temps.
Il n'y a donc pas de quoi être fiers de notre « tradition révolutionnaire », qui est plutôt le symptôme de notre névrose collective, de notre pathologie politique. Nous passons notre temps à glorifier notre Révolution fondatrice et à la rejouer, dans un réflexe primitif, irrationnel, comme si nous pouvions y trouver nos « racines » et la force d'affronter l'avenir, de répéter les exploits du passé. Nos manifestations sont de tels rituels, semblables à ceux des sociétés indigènes.
Au lieu de cet étrange culte du conflit, au lieu de cette arrogance qui maintient notre aveuglement, nous ferions mieux de prendre conscience de notre maladie et de nous attaquer à la seule révolution qui vaille : une révolution culturelle, pour mettre fin à notre culture du conflit et nous permettre d'évoluer avec plus de succès et de bonheur...
« Dans la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature », disait Spinoza. Autrement dit : le conflit est toujours le produit de la bêtise.
Sois hype, sois moderne : rejoins la révolution culturelle, pour mettre fin à notre société du conflit !
La raison pour laquelle il est si difficile de vaincre notre culture du conflit française, c'est qu'elle s'accompagne d'un culte du conflit.
Dans un pays démocratique, la manifestation est au mieux le symptôme d'un dysfonctionnement et au pire la négation du vote, donc de la démocratie.
Mais au lieu d'avoir conscience de cela, nous avons une image idéalisée, mythifiée, de la manifestation. Elle joue un peu pour nous le rôle des rituels dans les sociétés indigènes : on reproduit grossièrement l'héroïsme des anciens (nos révolutionnaires de 1789) dans l'espoir de lendemains meilleurs.
Notre culte du conflit s'appuie aussi sur des arguments philosophiques. Héraclite, Hegel et Marx (et même Kant, avec le concept d'insociable sociabilité) ont souligné le rôle moteur, dans l'histoire humaine, des oppositions et des conflits. On s'appuie sur ce fonds de pensée pour justifier, voire glorifier, nos conflits sociaux.
Mais ce joyeux fatalisme repose sur un glissement de sens : ce qui est moteur, dans l'histoire, ce sont les contradictions, pas la violence. Au contraire : quand les antagonismes s'expriment par la violence, elles perdent leur efficacité ou deviennent carrément nuisibles. Seuls le dialogue et l'intelligence nous font avancer. Ce ne sont pas tant les conflits, qui sont moteurs, que le fait de les résoudre !
N'est-il pas évident que les pays pacifiques, civilisés, d'Europe du Nord, sont plus heureux et plus efficaces que nous ? La France, malgré son modèle social, est un des pays les plus malheureux du monde. Et malgré les 35 heures, nous travaillons plus que les Scandinaves, qui sont à 33 ou 34 heures, en moyenne (sans avoir de durée légale du travail, ni de code du travail, ni de salaire minimum, tout cela étant négocié selon les cas...).
Spinoza disait : « Dans la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature. » Autrement dit : le conflit est toujours le produit de la bêtise et de l'ignorance.
Face aux cons, on craint pour son corps mais on ferait mieux de craindre pour son âme : rendre un coup bas est pire que de le recevoir. C'est véritablement pour cela que les cons sont dangereux. La connerie est contagieuse comme la guerre.
Quand les animaux se battent entre eux (pour de la nourriture, pour une femelle par exemple), il est très rare que le conflit aille jusqu'à la mort. Le conflit lui-même est d'ailleurs très rare, car il est bien souvent évité grâce à un rituel consistant à montrer sa force pour ne pas avoir à l'utiliser.
Finalement, dans la nature tout se passe comme s'il n'y avait conflit qu'en cas d'incertitude, quand on ignore lequel des deux est le plus fort. Quand c'est assez évident, un rapport de domination s'instaure (le faible se soumet au fort : il lui laisse la priorité pour la nourriture ou la femelle) et on en reste là.
La situation est d'ailleurs sensiblement identique dans les affaires humaines : par exemple, pour qu'une guerre soit déclarée il faut que les forces en présence soient sensiblement équivalentes.
Finalement, on arrive ici sur l'idée que la violence naît de l'égalité. Avec la tendance historique à l'égalisation des conditions, il faudrait donc s'attendre à une explosion de la violence plutôt qu'à sa diminution.
« L'homme préfère encore vouloir le néant plutôt que ne rien vouloir », disait Nietzsche. C'est ainsi qu'il expliquait le nihilisme, ce paradoxe de la vie qui se nie elle-même (ce que Freud appellera la pulsion de mort) : par la force de la volonté. Plutôt la volonté de mort que la mort de la volonté.
Traduisons : cela veut dire que l'homme essaie d'abord de faire le bien, certes ; mais s'il n'y arrive pas, il préfèrera encore nuire plutôt que de ne rien faire.
Ceci permet de comprendre l'existence des emmerdeurs (à l'encontre du principe grec selon lequel « nul n'est méchant volontairement »).
Il y a deux grandes manières de concevoir la société et les rapports humains : sur le mode du conflit (Hobbes : l'homme est un loup pour l'homme) ou sur le mode de l'entente (Spinoza : l'homme est un Dieu pour l'homme). Dans un cas, la rivalité, la concurrence pour des biens rares (liée au mimétisme des désirs, cf. René Girard), et finalement la guerre de tous contre tous. Dans l'autre, l'union qui fait la force : la division du travail et l'échange. Dans un cas la haine et l'agression (Thanatos, la pulsion de mort) dans l'autre l'amour (Eros). Dans un cas la passion, dans l'autre la raison. Citons encore Spinoza : « Dans la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature » (Ethique, IV, 35), de sorte que finalement « l'homme raisonnable est plus libre dans la cité que seul » (Ethique, IV, 73).
Mon impression du jour, c'est que les Etats-Unis sont spinozistes alors que l'Europe est hobbésienne. Aux Etats-Unis, les premiers immigrants ont dû faire face à une nature hostile, puis aux Indiens. Il en est résulté le patriotisme américain, c'est-à-dire l'idée d'un combat mené ensemble pour la survie collective, contre un ennemi extérieur. Plus tard cet ennemi ou cette « frontière » est devenu le nazisme, puis l'U.R.S.S., puis l'espace et les extraterrestres (dans l'imaginaire collectif, cf. le cinéma américain), puis le terrorisme. Patriotisme spinoziste, résumé par la devise nationale : e pluribus unum (de plusieurs, un).
En Europe en revanche, il n'y a pas d'ennemi extérieur. On est entre nous. De sorte que l'histoire européenne est une histoire de déchirements internes, de luttes, de rivalités et de scissions, d'empires partagés qui s'entre-détruisent, etc. Cette tendance culmine lors des deux guerres mondiales du XXe siècle. Et géographiquement, c'est sans doute en France que culmine cet état d'esprit. La France, pays conflictuel par excellence : pays des révolutions, des grèves, des manifestations, des « conflits sociaux ». Pays où la vertu politique consiste à râler, à critiquer et contester tout ordre établi mais aussi toute tentative de changement.
Sans doute y a-t-il une part de vérité dans chacune des deux attitudes. Et sans doute faut-il trouver un juste équilibre. Mais en France nous devons sans doute méditer l'idée de Spinoza : dans la mesure où ils utilisent leur raison, les hommes s'accordent naturellement. Le conflit est toujours le produit de la bêtise. Spinoza, reviens !
Je viens de piger un truc.
Pourquoi n'y a-t-il pas d'Etat palestinien ? Pourquoi, par exemple, la bande de Gaza n'est-elle pas intégrée à l'Egypte, et la Cisjordanie à la Jordanie ?
Tout simplement parce que l'absence d'Etat est la condition de la guerre perpétuelle.On n'a jamais vu de guerre interminable entre Etats. Quand il y a deux Etats en présence, on se bat une bonne fois pour toutes et puis c'est terminé, il y a un vainqueur et un vaincu. Ce qui signifie que l'Etat vaincu impose la paix à sa population et que celle-ci l'accepte. Ce qui suppose que chaque Etat parvient à contrôler sa propre population. Il en est responsable, et en particulier il est responsable de ses actes face à l'étranger.
Aujourd'hui ce modèle est poussé à sa limite dans plusieurs régions du globe. En un mot, les guerres interétatiques (entre Etats) sont remplacées par le terrorisme, c'est-à-dire une guerrilla menée par des civils. Le cas est similaire pour Al-Qaïda : certains Etats (Afghanistan, Pakistan, Iran) sont plus ou moins accusés de ne pas être capables de réprimer le terrorisme.
Revenons à la bande de Gaza. L'Egypte ne peut intégrer cette région car elle serait probablement incapable de mettre fin au terrorisme palestinien.
Cette situation rend la tâche plus difficile à Israël. Car l'Etat est un dispositif facilitant le contrôle de la population. L'absence de ce dispositif facilite la tâche aux terroristes palestiniens, qui n'ont de comptes à rendre à personne et utilisent la population comme bouclier. Ce qui apparaît donc très clairement dans cette situation particulière, c'est que l'Etat est un système qui parvient à soumettre la population en la privant des armes, en faisant de l'armée un métier et une institution à part. Le véritable état de jungle n'est donc pas entre Etats. Ceux-ci sont au contraire le moyen par excellence de traiter avec l'ennemi et d'établir la paix. Le véritable état de guerre totale existe quand il n'y a pas d'Etat.
C'est la rentrée !
En méditant le cours de cette semaine je viens de résoudre une question que je me pose depuis que je suis enfant !
La voici (attention les yeux) : « Pourquoi y a-t-il des conflits amoureux ? »
Je sais ça semble idiot. Mais je n'ai jamais pu comprendre ça : deux personnes qui s'aiment, et qui se disputent. Et même deux personnes qui se disputent. Soit on s'aime, soit on ne s'aime pas. Mais pas les deux à la fois ! Soit on s'aime et on reste ensemble, soit on s'aime pas et on se sépare. Mais comment expliquer ce phénomène hideux qu'est le conflit ?
La réponse m'est venue en méditant la notion kantienne d'insociable sociabilité : le fait que les hommes ne peuvent se passer des autres (car ils ont besoin des autres pour survivre ou être reconnus) mais ne parviennent pas non plus à s'entendre harmonieusement (car chacun veut tout mener à sa guise). Voir le texte de Kant sur l'insociable sociabilité et la métaphore des hérissons de Schopenhauer.
En réalité, s'il y a conflit, c'est en raison de l'ambivalence fondamentale entre amour et haine, entre Eros et Thanatos. Pour qu'il y ait conflit il ne suffit pas de se détester, il faut aussi s'aimer. Il ne faut pas seulement être en désaccord, il faut aussi être en accord, ou du moins avoir besoin de l'autre. Voilà pourquoi les hommes se disputent : ils ne peuvent s'entendre, mais ils ne peuvent pas non plus se passer d'autrui.
La haine seule ne suffit pas à mener au conflit. Plus exactement, il y a dans la haine de l'amour, de l'estime de son ennemi. C'est ce qui distingue la haine du mépris, et c'est pourquoi le mépris est bien pire que la haine. La haine surgit du besoin de reconnaissance, du besoin d'être aimé par celui qu'on déteste.