Voici aujourd'hui une pure réflexion d'histoire de la philosophie.
Le coup de génie de Spinoza a été de concevoir le monde comme conatus, c'est-à-dire comme désir, effort, processus, mouvement et tension vers un but.
Les conséquences de ce point sont capitales : cela permet de concevoir le monde comme « tout bon » malgré l'indéniable existence du « mal » et de l'imperfection.
Certes, il y a du mal, nous dit Spinoza, mais le monde tend vers le mieux, donc ce mal n'est qu'une faiblesse, une absence, un creux.
L'image d'un monde éternel, figé comme une pierre, ne permet pas d'opérer une telle distinction et de réunir ainsi deux choses apparemment contradictoires. Le temps est l'opérateur dialectique par excellence. Source de la contradiction, il en est aussi la solution.
Il y a d'ailleurs, plus généralement, dans les spiritualités et les religions messianiques (comme la religion juive, dont Spinoza s'inspire), cette habile conciliation de l'idée religieuse que « tout est bon » avec la constatation empirique du mal. Le futur donne la solution. Ou, dans le cas de Spinoza, un peu plus subtilement, l'équivalent ontologique de ce futur, car la tension vers le mieux est déjà contenue dans le présent lui-même.
Nietzsche avait proposé un critère « vitaliste » pour juger une œuvre d'art :
En fait, ces catégories se ramènent tout simplement aux catégories de Spinoza : action et réaction.
On pourrait définir l'art, avec Rodin, comme tout ce qui est intense, tout ce qui a du caractère, c'est-à-dire tout ce qui est fort et vrai. Mais il y a deux manières d'atteindre l'intensité, comme il y a deux manières d'agir en général : on peut fuir ou poursuivre, être le renard ou le lapin. Désirer ou craindre. Etre mû par des passions tristes ou par des affects joyeux. Bref, agir positivement ou négativement, être actif ou réactif.
Pour en revenir à l'artiste, il y a deux manières de créer, d'atteindre des sommets : ou bien de manière réactive, parce que l'on souffre intensément ; ou bien de manière positive, toute naturelle et spontanée, parce qu'il y a en nous un excès de force et d'énergie qui demande à s'exprimer.
Finalement Nietzsche comme Spinoza, dans leur éthique d'adhésion à la vie, valorisent tous deux l'action et disqualifient la réaction. Il faut dire OUI, pas NON. Qu'importe ce que tu fais, du moment que c'est une action.
Etrange critère éthique en vérité.
Cela rappelle Saint Augustin : « Aime et fais ce que tu voudras »...
Il y a deux grandes manières de concevoir la société et les rapports humains : sur le mode du conflit (Hobbes : l'homme est un loup pour l'homme) ou sur le mode de l'entente (Spinoza : l'homme est un Dieu pour l'homme). Dans un cas, la rivalité, la concurrence pour des biens rares (liée au mimétisme des désirs, cf. René Girard), et finalement la guerre de tous contre tous. Dans l'autre, l'union qui fait la force : la division du travail et l'échange. Dans un cas la haine et l'agression (Thanatos, la pulsion de mort) dans l'autre l'amour (Eros). Dans un cas la passion, dans l'autre la raison. Citons encore Spinoza : « Dans la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature » (Ethique, IV, 35), de sorte que finalement « l'homme raisonnable est plus libre dans la cité que seul » (Ethique, IV, 73).
Mon impression du jour, c'est que les Etats-Unis sont spinozistes alors que l'Europe est hobbésienne. Aux Etats-Unis, les premiers immigrants ont dû faire face à une nature hostile, puis aux Indiens. Il en est résulté le patriotisme américain, c'est-à-dire l'idée d'un combat mené ensemble pour la survie collective, contre un ennemi extérieur. Plus tard cet ennemi ou cette « frontière » est devenu le nazisme, puis l'U.R.S.S., puis l'espace et les extraterrestres (dans l'imaginaire collectif, cf. le cinéma américain), puis le terrorisme. Patriotisme spinoziste, résumé par la devise nationale : e pluribus unum (de plusieurs, un).
En Europe en revanche, il n'y a pas d'ennemi extérieur. On est entre nous. De sorte que l'histoire européenne est une histoire de déchirements internes, de luttes, de rivalités et de scissions, d'empires partagés qui s'entre-détruisent, etc. Cette tendance culmine lors des deux guerres mondiales du XXe siècle. Et géographiquement, c'est sans doute en France que culmine cet état d'esprit. La France, pays conflictuel par excellence : pays des révolutions, des grèves, des manifestations, des « conflits sociaux ». Pays où la vertu politique consiste à râler, à critiquer et contester tout ordre établi mais aussi toute tentative de changement.
Sans doute y a-t-il une part de vérité dans chacune des deux attitudes. Et sans doute faut-il trouver un juste équilibre. Mais en France nous devons sans doute méditer l'idée de Spinoza : dans la mesure où ils utilisent leur raison, les hommes s'accordent naturellement. Le conflit est toujours le produit de la bêtise. Spinoza, reviens !