Plutôt dictateur que collabo !
Ce qui est fascinant, c'est la capacité des Américains à justifier certaines causes par des arguments prosaïques, bassement matérialistes. Cela fait sans doute partie de ce qu'on appelle le « pragmatisme » américain.
Ainsi les partisans de la peine de mort avancent le coût qu'il y a à garder un prisonnier enfermé à vie. Les abolitionnistes utilisent d'ailleurs le même argument, car il se trouve que l'exécution d'un prisonnier coûte plus cher que de le garder emprisonné à vie.
Autre exemple, rencontré par hasard dans un livre du fameux Joseph Stiglitz :
Pour le lecteur européen, ça fait bizarre de voir que la justice n'est pas défendue simplement pour elle-même ! On dirait que cet idéal n'existe plus, n'a pas de justification en lui-même (alors qu'il est l'essence de toute justification...).
C'est la prédiction de Jacques Ellul qui se réalise : désormais la technique (l'économie, la recherche de l'efficacité) juge la morale... La justice n'est poursuivie que si elle est efficace.
Je sais qu'il est toujours vain de ramer contre l'histoire, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a une profonde décadence dans ce point de vue... A moins que cela aussi ne fasse partie du nouveau monde « par-delà bien et mal ».
Au fond le Bien et le Mal sont des concepts de guerre.
Nous n'en avons pas besoin.
L'action ne requiert que les concepts de Bon et de Mauvais.
Les concepts de Bien et de Mal sont utilisés par celui qui ne se contente pas d'agir, mais qui veut imposer son action aux autres.
Ce qui est merveilleux chez les écrivains, et plus généralement chez les artistes, c'est qu'ils vous foutent la paix. Contrairement aux philosophes ils ne jugent pas. Ils sont descriptifs et relativistes. Ils préfèrent la création à la critique. Faire plutôt que juger. Etendre le possible plutôt que le restreindre.
Certains penseurs ont été séduits par cette amoralité de l'art :
On pourrait objecter à tout ce raisonnement que le Bien et le Mal ne sont pas seulement des concepts de guerre, mais aussi des concepts politiques et par conséquent nécessaires. Mais la politique peut se passer de moralité. Le principe démocratique se distingue du principe moral, et si on le pousse jusqu'au bout, on peut arriver à l'idée que la morale doit rester une affaire privée, comme la religion. De sorte que l'objectif de la loi ne serait pas de déterminer le Bien, de nous pousser aux bons comportements, vertueux, mais simplement à assurer, techniquement pour ainsi dire (mais peut-être avec des moyens qui ne sont pas seulement mécaniques, mais aussi symboliques, psychologiques et affectifs), la vie en commun. Autrement dit, la seule morale dont la loi a besoin est celle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».
Plus profondément, la grande difficulté qu'il y a à se passer de la morale, et donc à comprendre Nietzsche (dont l'idée centrale est de dépasser la morale), tient à la subtilité de la distinction entre le méchant et le mauvais, entre la morale et l'esthétique. Car l'esthétique, ça, il n'est pas question d'y renoncer !
C'est une erreur de croire que les impératifs moraux disparaissent avec les religions. L'athéisme, l'hédonisme et Mai 68 n'ont pas supprimé ces injonctions suprêmes. Toute conception du monde, en effet, porte en elle un commandement, explicite ou implicite.
Dans la conception athée et hédoniste, il y a bien un certain devoir moral, du moins un équivalent de ce qui était le devoir moral. Ce devoir ne consiste plus à souffrir (pour expier, pour les autres, etc.) mais à jouir, à être heureux.
En effet, s'il n'y a pas de vie après la mort, si la vie n'a pas de « sens » particulier imposant un type d'action, alors la seule chose à faire est de s'amuser. C'est sympathique, mais cela en vient à fonctionner comme une norme, un impératif et donc une forme de contrainte : si tu n'es pas heureux tu es un raté, tu n'es pas un « élu », ta vie ne vaut rien, elle n'a pas d'intérêt... On décèle mille formes de ce petit dogme dans la vie quotidienne, avec tous ces « ça va ? » par exemple.
Une nuance importante tout de même : cet impératif paraît moins nuisible que d'autres pour deux raisons. D'abord parce que le bonheur est un objectif plutôt sympathique, malgré tout. Ensuite, et surtout, parce qu'il n'est pas vraiment imposé. La religion ordonne, la science conseille.
Ce qui suit est peut-être une évidence, mais il est parfois bon d'énoncer les évidences.
La morale n'est rien de plus qu'une mécanique. Elle ne suppose aucune assise religieuse ou sacrée, pas plus que la « liberté » (en un sens métaphysique un peu fort) des hommes. La morale et la responsabilités sont compatibles avec le déterminisme métaphysique le plus absolu.
C'est-à-dire qu'il n'y a pas de morale au sens fort. Au fond, le discours moral n'a aucun sens. Il n'y a pas de véritable faute ni de véritable péché. Il n'y a que des phénomènes naturels plus ou moins nuisibles à certains. La morale se construit là-dessus, et bricole de siècle en siècle, pour que les sociétés fonctionnent (avec d'ailleurs une bonne part de symbolique et d'idéologie, qui interdit de voir dans la morale un appareil théorique rationnel et efficace).
Nous verrons peut-être bientôt nos jugements moraux, tous chargés de haine et de ressentiment, comme de vieux réflexes animaux, des résidus de l'animalité en l'homme. L'homme véritablement civilisé n'aura peut-être plus de sentiments moraux... ce qui ne l'empêchera pas d'apprécier ou d'être dégoûté par certaines choses. Il y a là une subtile distinction : l'homme moderne sera par-delà bien et mal, mais non par-delà bon et mauvais...