Le concept d'aliénation est très problématique.
On dit que l'homme est influencé par ses amis, par la publicité, par les médias ; qu'il ne pense pas et n'agit pas, mais qu'il est pensé et agi ; bref, qu'il est aliéné, c'est-à-dire privé de sa liberté de penser, sournoisement influencé : il ne fait pas ce qu'il « veut vraiment », il est détourné de « lui-même ».
Le problème, c'est que tout cela suppose qu'il y a quelque chose que nous « voulons vraiment », qu'il y a un « soi-même », que nous avons tous une identité propre à laquelle nous pourrions être conformes ou non.
Et si l'homme était un ordinateur sans programme, un oignon sans noyau, une série sans raison ? Ou encore un char bancal, allant de-ci de-là, au gré des chaos du chemin, sans direction propre autre que celle donnée par la contingence des rencontres ? Nous voyons une fraction de courbe, et nous supposons que c'est une portion de cercle, et que ce cercle a un centre quelque part ; mais s'il n'y avait pas de centre, et si la courbe n'était pas même circulaire, mais difforme, indéterminée ?
On pourrait ajouter qu'il est vain de vouloir échapper aux aliénations, et que dans le meilleur des cas on ne peut qu'espérer apprendre à « gérer » les aliénations, à se mouvoir parmi elles, à jouer une influence contre l'autre, à choisir nos amis et nos trahisons. Tirer sur les différentes ficelles plutôt que les couper, un peu comme le stoïcien nous invite à prendre conscience des contraintes pour agir en fonction d'elles plutôt qu'à les affronter vainement.
Mais il y a peut-être une voie pour donner un sens à l'idée d'aliénation. Il suffirait de définir notre « vraie volonté » comme ce que nous voudrions si nous savions tout, si nous étions parfaitement lucides sur nous-mêmes et sur le monde. Il n'y a aliénation, ou drogue, que si celui qui se drogue n'est pas véritablement conscient de ses actes et de leurs conséquences. Dans le cas contraire, tout va bien, et il n'y a rien à redire.
La seule éthique est dans la connaissance. On ne peut rien reprocher, d'un certain point de vue éthique, à un homme qui agit en connaissance de cause. Il n'y a pas de mal, il n'y a que de l'erreur.
Et enfin la mystérieuse identité de chacun est un idéal que nous pouvons construire et imaginer par cette hypothèse de l'omniscience.
Ces remarques éclairent aussi la fameuse maxime grecque : « Connais-toi toi-même. » C'est la maxime éthique suprême d'un peuple pour qui « nul n'est méchant volontairemt ».
Dans un entretien entre Michel Onfray (philosophe hédoniste fondateur d'une université populaire à Caen) et Nicolas Sarkozy, un désaccord est apparu sur la question du « connais-toi toi-même », vieille injonction de la sagesse grecque antique reprise par Socrate et qui passe pour un des fondements de la philosophie occidentale :
Ce désaccord est intéressant. On peut y voir la différence entre l'intellectuel et l'homme d'action. L'homme politique, comme l'artiste, est un homme qui fait, mais sans savoir ce qu'il fait. Napoléon lui-même avouait ne pas connaître le véritable sens de ses actes.
A ce titre, je ne condamnerais pas le point de vue de Sarkozy, comme l'a fait Onfray par la suite. Au contraire c'est être lucide que de reconnaître que l'on ne se connaît pas soi-même ; et il y a de la naïveté dans l'idée qu'il faudrait d'abord se connaître soi-même pour pouvoir, ensuite, agir en fonction de ce que l'on est.
C'est aussi l'opposition entre le « point de vue de la conscience » (l'idée que l'on agit en fonction de nos représentations conscientes) et le « point de vue de l'inconscient » (l'idée que nos représentations conscientes ne sont qu'une expression de notre être, tout comme nos actes, et que bien souvent nos idées ne sont que des justifications trouvées après coup pour justifier nos actes).
Ce n'est pas la seule bizarrerie de la maxime grecque. On peut se demander s'il est possible de se connaître soi-même. Mais on peut aussi se demander si c'est nécessaire. Ne suffit-il pas d'être, d'agir directement en fonction de ce que l'on est ? A quoi bon cette médiation, ce rapport de soi à soi-même par la connaissance, comme dans un miroir ? C'est peut-être la racine la plus profonde de la « société du spectacle », ce monde dans lequel nous vivons et où « tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation » (Guy Debord) : se connaître soi-même, c'est réduire son être à quelque chose de figé, de compréhensible et de connaissable... tout ça pour mieux maîtriser et contrôler sa vie.