Le brin d'herbe

Blog philosophique et politique

Le fond et la surface
Samedi 9 mai 2009

Tout est faux. Rien n'est vrai.

Nous ne connaissons rien. La moindre chose, une pierre ou un arbre, nous échappe par sa richesse infinie, son infinité de détails. Tout est simplification. Il n'y a pas d'essence. La nature est infiniment plus complexe que nos idées.

D'ailleurs la nature n'est pas idéale mais matérielle. L'universel (les Idées de Platon) ne sont pas plus réelles que les choses, mais au contraire plus pauvre et plus fausses. Ce n'est pas la chose réelle qui est une copie de l'Idée, mais au contraire l'Idée qui est une généralisation et une superficialisation de la chose. Par exemple, le concept universel de chat n'est rien d'autre que l'ensemble des chats pris dans leurs traits les plus généraux, en faisant abstraction de leurs particularités. Le chat n'existe pas, il n'y a que des chats, et encore les catégories sont discutables, quoiqu'elles fonctionnent à peu près.

Elles fonctionnent à peu près, car, malgré tout, il y a de l'analogie : il n'y a pas de chat à proprement parler, mais il y a du chat, il y a une zone de félinité. C'est-à-dire que malgré tout un chat ressemble généralement plus à un autre chat qu'à un chien. C'est pour cela que le concept fonctionne tout de même. C'est une question de différentiel : de différence entre des différences. De sorte que même si toute interprétation, toute théorie, toute pensée est fausse, elle peut malgré tout s'approcher de la réalité. Mais il ne faut pas oublier qu'elle reste toujours essentiellement fausse au sens où elle ne saisit jamais le fond des choses. Et cela dans nos pensées les plus quotidiennes : nous ne comprenons jamais les relations humaines, par exemple pourquoi nous aimons ou n'aimons pas telle personne : car la vraie raison, d'ordre moléculaire, n'est saisissable qu'exceptionnellement et toujours partiellement.

C'est le sens de la révolution positiviste. Ce qui se passe, avec Newton, c'est que l'expérience est mise au premier plan. Elle devient le « socle » de la connaissance, ce qu'il y a de plus sûr, ce qui est le moins douteux. En ce sens la phénoménologie rejoint le positivisme en faisant du Lebenswelt (le monde vécu, le monde des apparences) le fondement de toute science et de toute connaissance.

La science, d'ailleurs, détruit les concepts grâce à la mesure : elle remplace le qualitatif par le quantitatif. Par exemple, elle ne parle pas de couleurs différentes mais de longueurs d'ondes variables.

Plus généralement, la science fait exploser les concepts de mille manières : la théorie de l'évolution de Darwin supprime les différences nettes entre les espèces vivantes. La dissection des choses montre que toutes sont constituées des mêmes éléments (éléments chimiques, atomes, quarks, etc.). Et même les mathématiciens, par le biais de la généralisation, découvrent que les limites entre les entités mathématiques ne sont pas si nettes que cela ; et par les isomorphismes ils découvrent des analogies insoupçonnées entre des domaines à première vue très différents.

Mais alors comment la science peut-elle fonctionner sans concept net ?

D'une part en mettant l'expérience au premier plan : nous ne savons pas bien ce qu'est la masse, ni l'espace, ni le temps, mais nous les définissons par l'expérience. Et ce qui est certain, c'est que les corps tombent, et s'attirent réciproquement selon la loi de l'attraction universelle de Newton. C'est ce constat (mesuré) qui doit être gravé dans le marbre, et non la nature exacte de la masse ou même de la matière. Cela la science peut le laisser à l'arrière-plan, et le réviser à l'occasion. La science admet ne pas savoir exactement de quoi elle parle, et en ce sens la physique n'est pas très différente des mathématiques (malgré les raisons qu'ont physiciens et mathématiciens, chacun de leur côté, de croire savoir de quoi ils parlent).

D'autre part, et c'est le point essentiel, la clé métaphysique de la science est la notion de continuité : la science physique ne met pas en relation un phénomène (une cause) à un autre (un effet). Si ce n'était que cela, la science pourrait bien être impossible pratiquement : imaginez que si je lâche une pierre à 1 m du sol, elle tombe par terre, mais que si je la lâche un cm plus bas, elle tombe vers le haut, et encore un cm plus bas elle se transforme en orang-outan qui se met à sauter sur place en poussant de grands cris ? Non, ce qui se passe, c'est qu'un ensemble de causes sont mises en relation avec un ensemble d'effets, et c'est cela qui rend la science possible malgré l'absence de limite tranchée entre les phénomènes. Il s'agit de différences relatives : si un phénomène n'est pas trop éloigné d'un autre, alors sa conséquence ne sera pas trop éloignée de la conséquence de l'autre. C'est là, en toute rigueur, le concept mathématique de continuité (qui n'a pas fini de nous fasciner) : une fonction f est continue au point a si pour toute distance ε (epsilon), aussi petite soit-elle, on peut trouver une zone autour du point a qui « atterrit », par la fonction f, assez près de f(a), c'est-à-dire assez près de là où atterrit le point a. C'est-à-dire une zone telle que pour tout x pris dans cette zone, la distance entre f(x) et f(a) soit inférieure à ε.

Bref, f est continue en a si :

Expression mathématique de la continuité

d désigne la distance sur le premier espace (le monde des causes) et d' la distance sur le second espace (le monde des effets).

Traduction : une cause suffisamment proche d'une autre produit un effet aussi proche que l'on veut de l'effet de cette cause. Si on traîne dans un certaine zone on sait à peu près ce qu'il risque de nous arriver.

Conclusion : la compréhensibilité du monde ne repose pas sur la séparation nette des choses en catégories (concepts, Idées, essences) mais sur la notion plus floue et plus souple de continuité.

La conséquence historique de tout cela est que l'idéalisme platonicien ne fonctionne pas, bien que la science soit possible. Ce qui fait qu'Aristote a presque raison quand il dit que les mathématiques ne sont d'aucune utilité en sciences naturelles du fait qu'un coin (corps physique concret) n'est pas un angle (concept mathématique abstrait). Spinoza exprime peut-être le changement de paradigme quand il critique les idées abstraites (cheval, triangle) et leur oppose les notions communes censées désigner « ce qui est en chaque chose », le seul exemple, à ma connaissance, donné par Spinoza étant la notion de « rapport de mouvement et de repos ».

Sans trancher cette difficile question, concluons ainsi : le monde est radicalement inconnu, et le fond des choses nous échappe. Cependant nous pouvons (grâce à sa stabilité, plus précisément sa continuité) l'appréhender de manière rigoureuse. Notre connaissance des rapports précède notre connaissance des choses. Il est plus facile de connaître les différences que les « choses » censées fonder ces différences. On retrouve ici Leibniz...

Mots-clés :  épistémologie   continuité   vérité   métaphysique   
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