A une époque, quand je travaillais à New York, j'avais coutume d'aller prendre ma pause de midi dans un petit parc triangulaire et très mignon quoique coincé entre deux grandes avenues (Broadway et la 6e Avenue).
Un jour, j'y ai rencontré un vieil américain d'origine coréenne. Probablement retraité, il s'assit à ma table pour profiter d'un rayon de soleil. Il me raconta qu'il avait tenu une petite bicoque dans la rue voisine. Pendant la majeure partie de sa vie, il avait travaillé là, difficilement et péniblement, luttant contre la concurrence, endetté jusqu'au cou, mais dans l'espoir, un jour, de posséder enfin sa boutique et de quitter cet esclavage. Hélas, pour diverses raisons ce beau rêve ne s'était pas produit, et aujourd'hui il vivait péniblement sinon misérablement dans la banlieue du Queens. Et finalement il me dit qu'il aurait mieux fait de rester tranquillement chez lui, en Corée, plutôt que de se donner tout ce tracas.
Et il conclut par cette phrase, prononcée avec un fort accent coréen qu'il avait gardé tout ce temps : "They tell you you will have it, but no! You never get it! You work, you work, but you never get nowhere."
Je compris que tout ceci s'adressait à moi, jeune travailleur plein d'illusions.
J'en ai retenu un beau résumé du libéralisme et du rêve américain : les privilèges d'une minorité miroitent aux yeux du grand nombre, qui se met à courir. Le libéralisme est une loterie : les inégalités sont criantes, mais tous les acceptent, y compris les plus pauvres (et peut-être surtout eux) dans l'espoir qu'ils atteindront le sommet, dans l'idée, à peu près complètement fausse, que ce sommet est accessible à tous.
Telles sont les deux manières de concevoir une société juste : ou bien les places sont équitables, et la place du maçon vaut celle du PDG. Ou bien les injustices sont criantes et avouées, mais les positions sociales sont (en théorie du moins) ouvertes à tous.
Cette seconde conception de la justice est particulièrement amusante. Les privilèges les plus exorbitants justifiés et légitimés par l'existence d'un concours d'entrée équitable et ouvert à tous. Du point de vue de l'individu, cela semble acceptable, car chacun pense avoir sa chance. Ce n'est que du point de vue collectif que l'échec du plus grand nombre apparaît comme une nécessité logique absolue.
La justice est-elle si ennuyeuse, pour que nous lui préférions ce jeu cruel ?
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