Le brin d'herbe

Blog philosophique et politique

Chialer au cinéma
Mercredi 11 mars 2009

Ô joie ! :D

Euh... excusez-moi. Parfois on déborde de joie, c'est tout, c'est comme ça. Et on peine à la contenir. Ô moments bénis et sauvages ! Il y a de ces extases ! Et comme une traînée de poudre tout s'enflamme et explose en série...

Mais ce dont je veux parler aujourd'hui n'est pas spécialement joyeux. Il s'agit d'un drôle de phénomène : chialer au cinéma. Car au cinéma on ne pleure pas : on chiale. Comme un débile.

Quand j'étais gosse, c'est-à-dire jusqu'à il y a peu, je ne chialais pas au cinéma. Non non. Je me blindais, et nada. Défense psychologique, bouclier mental. Je ne sais pas comment je faisais. Il me semble que je me disais « ce n'est qu'un film ». Je ne voulais pas rentrer dans cette sentimentalité, je trouvais ça gluant. Puis peu à peu je me suis fait avoir par le roman : dans Victor Hugo, il y a de ces scènes morales qui font monter les larmes aux yeux. Par exemple celle-ci, qui est une histoire vraie :

Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié.
Et qui disait : « A boire! à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

Victor Hugo, La Légende des siècles

Et peu à peu je me suis mis à chialer au cinéma.

Et pourtant je n'aime pas trop ça. Je trouve toujours ça un peu gluant. Cette sentimentalité facile par laquelle le réalisateur essaie d'avoir notre cœur.

Et puis n'y a-t-il pas toujours du mensonge là-dedans ? Je suis sincèrement désolé, mais les bons et les actes grandioses, ça n'existe qu'au cinéma ! En a-t-on jamais vu, ne serait-ce qu'une seule fois, dans la vie réelle ? Dans la vie réelle on perce aussitôt à jour l'intention mesquine, ou alors on éclate de rire (tous les grands penseurs, au premier rang desquels Victor Hugo, ont remarqué cette étonnante proximité entre le sublime et le grotesque).

Bref, c'est le genre de larme qu'on n'a pas envie de boire au moment où elle roule jusqu'à nos lèvres. Et on cache tant bien que mal notre visage dégoulinant au voisin qui nous guette du coin de l'œil.

[Affiche du film Welcome]

Je dis ça mais je chiale comme un gosse maintenant. Et il suffit de pas grand-chose. Parfois un rien. Tenez : aujourd'hui, c'était le film Welcome que je regardais. C'est l'histoire d'un gosse Irakien qui veut aller en Angleterre, et il apprend à nager pour traverser la Manche à la nage car il n'a pas d'autre choix. Eh bien, rien que de voir ce gosse nager dans la piscine pour s'entraîner, ça me faisait quasiment chialer.

Alors pour défendre cette larme, on pourrait dire qu'elle révèle notre profonde sensibilité. Il y a une belle scène dans le film American Beauty, ou le jeune garçon dit à sa petite chérie, en lui montrant la vidéo qu'il a faite d'un sac plastique poussé par le vent, qu'il y a tant de beauté dans le monde, que si on est assez sensible, cela en devient intolérable... et il se met à chialer.

Sometimes there is so much beauty in the world I feel like I can't take it. And my heart is going to cave in [céder, s'effondrer].

Cela dit, celui qui a développé sa sensibilité n'aurait pas besoin de la fiction pour pleurer, il pleurerait devant la réalité, en regardant le journal télévisé. Alors que celui-ci nous arrache, dans le meilleur des cas, une moue de dégoût ou de lassitude. Un homme qui se mettrait à pleurer face à cela serait certainement doué d'une sensibilité et d'une compassion exceptionnelles. Ça arrive peut-être au Dalaï-Lama.

D'autre part on sait ce que pense Spinoza de la compassion : c'est une tristesse, donc un sentiment désagréable et qui nous affaiblit. Il faut donc l'éviter autant que possible.

Je me demande ce que dirait Spinoza de ce curieux plaisir qu'on prend à chialer au cinéma, et qu'Aristote a appelé la catharsis, c'est-à-dire la purgation... Le purgatoire serait donc une salle de ciné ?

Je ne sais que répondre pour conclure. Mais décidément cette larme me paraît suspecte. Suspecte de nous satisfaire en nous donnant bonne conscience : « Dis-donc chérie, je croyais que je n'étais qu'un salaud sans cœur, mais je suis rassuré, je viens de chialer un bon coup au cinéma. Finalement moi aussi je dois être un bon. » Et on retourne au boulot tranquillisé. Pôm pôm pôm...

Tiens, voilà que cette larme a séché sur ma lèvre.

Mots-clés :  émotions   cinéma   kitsch   sensibilité   catharsis   
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