« Comment peux-tu jouer au tennis toute la journée ? demanda Houei-Tseu à Tchouang-Tseu. C'est une activité qui n'a pas de sens.
– Le monde n'a pas de sens, répondit Tchouang-Tseu en s'épongeant le front.
– Oui, mais l'homme a besoin de sens, répliqua Houei-Tseu, et c'est pourquoi il fuit cette absurdité dans la pensée, par laquelle il donne sens à ce monde qui sans lui n'en aurait pas. Moi, je ne saurais vivre sans ce sens.
– Justement, mon activité est pleine de sens : par la pratique de l'absurde j'apprends à l'expérimenter, à le vivre, à l'accepter. C'est un bel et agréable exercice. Le sens de ma vie est de me faire à l'idée que la vie n'a pas de sens.
– Alors le jour où tu auras atteint ton but, tu arrêteras de jouer au tennis ?
– Au contraire, je continuerai de plus belle, mais pour le plaisir cette fois, enfin libre, comme un enfant.
– Je t'admire, Tchouang-Tseu, mais je ne t'envie pas, car l'absurde n'est pas la maison où je souhaite habiter.
– Es-tu tu sûr de ne pas aimer l'absurde ? demanda Tchouang-Tseu en clignant des yeux. L'as-tu bien regardé, l'absurde, brûler là-haut tout jaune et tout rond ? L'as-tu bien goûté, l'absurde, ferme et juteux comme la chair des pêches ? L'as-tu bien écoutée, la musique absurde ? L'as-tu bien vécu, l'absurde, ce délicieux frisson qui traverse tes membres sans raison et te laisse retomber, inerte comme un absurde caillou ? »
- J’en ai vraiment plein les talons de te courir après dans l’espace physique comme dans le réseau infini des inférences logiques, dit Achille à l’animal. Je n’en peux plus de subir les paradoxes que tu ne cesses de pondre à mon encontre. Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Y a-t-il un sens à m’humilier ainsi continuellement ? Je me sens comme Sisyphe. Moi aussi je porte éternellement mon rocher face à l’absurdité de ma misérable condition.
- Mais n’est-il pas vrai, répondit l’animal à carapace, que l’absurdité de ta condition peut faire naître une joie silencieuse, comme l’a dit un écrivain français dont j’ai pu feuilleter quelques pages en t’attendant ? L’homme absurde qui contemple son tourment ne fait-il pas taire toutes les idoles ? La lutte vers les sommets ne doit-elle pas elle-même suffire à remplir son cœur ?
- Voilà en effet ce qui peut faire la grandeur de l’existence humaine, du moins des quelques élus qui, comme moi, savent incarner l’idéal moral du parfait chevalier homérique, dit le héros troyen en remettant son casque et en bombant le torse. Nous, mammifères du sommet de l’échelle des êtres, possédons une fidélité supérieure qui nie les idoles et soulève les poids les plus lourds de la physique, de la métaphysique, parfois même de la sémantique logique. Voilà pourquoi l’homme transcendera toujours les anapsides de ton espèce.
- Justement, reprit Testudine (car tel était son prénom), puis-je te poser une simple question, à laquelle tu répondras sans mal : qu’est-ce que l’absurde ? Comment le définis-tu ?
- L’absurde ne saurait être défini, stupide animal, soupira le valeureux guerrier.
- S’il ne peut être défini, sais-tu seulement de quoi tu parles lorsque tu l’évoques ?
- Evidemment, car je le sens, je l’éprouve au plus profond de mon être, car je me suis révolté de tout mon cœur contre lui, furieux que j’étais face à l’inanité de tous mes efforts pour donner une signification à la vie ! Aujourd’hui j’ai su goûter sa douceur et sa joie. Comment pourrais-je ignorer sa nature alors que le sens de ma vie est maintenant de me faire à l'idée que la vie n'a pas de sens ?
- Il importe, conviendras-tu, de distinguer différents sens du mot sens : le sens des mots, le sens de la vie et celui des flèches qui indiquent le point d’arrivée où tu as fini par me rejoindre ?
- Certes, orgueilleuse bestiole.
- Pour chacun de ces cas, l’absurde doit résider dans la négation de tout sens et, comme on le sait depuis Freud, la dénégation peut constituer un processus défensif qui, par le refus énoncé d’une réalité, ne fait au fond qu’en reconnaitre l’indéniable existence. Or, noble guerrier, l’expérience vécue d’une joie n’est-elle pas elle-même liée à la saisie existentielle d’une signification ? La pensée et la conscience ne s’identifient-elles d’ailleurs pas à l’appréhension d’une articulation signifiante ?
- Accordons-le, acquiesça le héros.
- Essaie alors de penser l’absurde non sous les traits d’un sens qui, trop humain, n’ose s’avouer à lui-même, mais en tant que tel, c’est-à-dire en tant que pure négation de toute pensée, et ne reviens me voir qu’après y être parvenu.
Le Troyen, retournant vers son rocher, l’œil humide, contempla cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Il se mit à pleurer.